Le 6 juillet dernier à New Delhi disparaissait le plus inclassable des cinéastes indiens, Mani Kaul. Cantonné à la marge dans son propre pays où il a travaillé dans un environnement peu enclin à soutenir des orientations expérimentales et formalistes, Kaul est à peine plus connu du public occidental, même cinéphile. À ce jour, aucun de ses films n’a été distribué en France. La présentation à Cannes en 1981 de L’Homme au-delà de la surface (Satab se utbata admi) dans la section Un certain regard aurait pu commencer à modifier la donne en relançant l’intérêt pour ses œuvres antérieures s’il avait eu la bonne idée de mettre, pour une fois, sa légendaire probité à l’abri d’un titre moins énigmatique .
Un coup d’œil rétrospectif nous permet de vérifier que depuis ses débuts, les malentendus ont persisté. Né au Rajasthan en 1944, plus tard élève de Ritwik Ghatak, qui sera pour lui une rencontre déterminante, Mani Kaul devient bientôt aux côtés de Kumar Shahani l’ un des principaux animateurs du nouveau cinéma hindi. Ses trois premiers films, Our daily bread (Ushki Roti, 1970), A day before the rainy season (Ashad Ka Ek Din, 1971) et Duvidha (1974), lui valent des critiques assez vives du grand Satyajit Ray dont la doxa réaliste s’accommode mal de ce qu’il décrit comme un style formellement abscons. Ray reproche à Mani Kaul comme à d’autres, Shyam Benegal, M. S. Sathyu et Kumar Shahani, leur renoncement plus ou moins marqué à des conventions narratives qui favorisent une compréhension de la psychologie changeante des personnages. Mais c’est plus précisément Duvidha qu’il prend pour cible exemplaire dans sa dénonciation. Dans le chapitre intitulé « Four and a quarter » de son ouvrage Our films, their films, Ray se montre imperméable à l’expérience véritablement cinématique à laquelle nous convie le film. Or, en convoquant au premier chef la musique traditionnelle et le conte râjasthâni, le film de Mani Kaul s’interroge avec une habileté inédite sur la persistance d’un système féodal (organisations sociales et croyances populaires) dans un contexte d’évolution historique et structurelle auquel personne ne semble préparé. La matière cinématographique opère ici comme la manifestation de cette inévitable mise en tension entre un espace traditionnel et la modernité.
De son côté, Om Puri, immense star indienne de l’écran, évoquait au lendemain de son décès, la figure du cinéaste avec qui il avait débuté dans Ghashiram Kotwal (1976) et ses souvenirs de Uski Roti : «Autant l’aspect visuel de ses films me plaisait, autant j’avais plus de mal à apprécier ses récits, que je trouvais plats. C’était un peintre abstrait – une certaine élite a pu être impressionnée par son travail, mais ses films n’attiraient guère l’homme de la rue. Ils étaient – comment dire – trop studieux. »
Il y une part de vérité dans les propos d’Om Puri notamment une certaine dimension abstraite du cinéma de Mani Kaul et son indifférence à l’appel des masses. Il faut néanmoins se prémunir vis-à-vis d’un contre-sens. Si élitisme il y a dans son œuvre, il est proportionnel au refus qu’affichent ses films de toute réalité mondaine. En témoigne une attention marquée, réitérée, aux visages, aux corps et aux gestes des plus humbles représentants de la société indienne. Expurgés de toute exploitation démagogique du cinéma comme du réel (qui s’impose à lui comme un défi), les films de Mani Kaul apparaissent bien indifférents à la voie de l’évidence. Les réalités complexes de l’Inde (linguistiques, géographiques, mythologiques, sociales) semblent ici réclamer l’apparition d’un art nouveau, émancipé des références dominantes et du spectacle souverain.
Qu’il s’agisse de films de fiction ou de documentaires, la même persévérance autour de cette idée semble à l’oeuvre chez le cinéaste. Pourtant, rien n’indique chez lui le chemin à suivre, et l’on comprendra sans doute mieux à présent que la liberté inestimable de ce cinéma ait eu peu de continuateurs. Ces films nous en deviennent nécessairement plus chers.
Jérôme Baron