Dans les années 50, le terme Teen Movie est promu pour qualifier un nouveau standard de l’industrie cinématographique américaine visant à capter un public jeune grandit dans le giron du Rock’n’roll. Mais l’émergence de films pour adolescents est vite rattrapée par celle de films avec et sur eux. Ainsi le temps nous a-t-il invité à étendre nettement la portée d’une dénomination générique ou, plutôt, à soustraire à l’étiquetage hâtif et aux archétypes une vaste constellation de films que l’adolescence bouscule et poursuit d’interroger. Gus Vans Sant, Francis Ford Coppola, puis sa fille Sofia, Harmony Korine, Larry Clark, Kiyoshi Kurosawa, Céline Sciamma, Jacques Doillon sont, parmi d’autres, quelques cinéastes bien repérés pour aimer s’encombrer de ceux qui passent entre deux âges. Une génération après l’autre, les adolescents se succèdent à l’écran, invariablement les mêmes et toujours différents. Plus qu’il ne pose là en sentinelle d’un âge qu’il regarderait avec un recul rassurant, se croyant indemne et tiré d’affaire, ces présences adolescentes excitent le cinéma, l’attirent, le troublent, viennent le piquer à vif, et réclament au fur et à mesure que la tranche d’âge désignée gagne en étirement (quand en sort-on vraiment ?) un point de réglage de la mire sur cet endroit où il rejouerait, à l’image des personnages de Twilight et de leur succès, le mythe de son éternel jeunesse. À y regarder d’aussi près la définition admise et modélisée de cet âge (rites de passage, contre-culture, initiation sexuelle, excès et rébellion…), le cinéma se remet au risque d’une jeunesse qui fait ses propres expériences et confronte les repères contradictoires qui déterminent le monde qui l’entoure (émancipation et consumérisme, conflit intérieur et conformisme social, excès du tout à disposition et société de contrôle, comportement autodestructeur et règne des images et des apparences…). Le Teen Movie devient alors le lieu d’un imprédictible et amoral examen de conscience dont les versions n’ont de cesse d’être actualisées.
Car ce qui est caractéristique de l’âge adolescent est une perception du monde tel qu’il semble pouvoir partir en tout sens. Dans un défi aux conventions et à l’autorité (du moins veut-on y croire), on y bouge en faisant feu de tout bois, on s’offre à une nouveauté qui prend toujours de vitesse, on accueille autant de craintes que d’excitation, guidé par l’impérieuse nécessité de trouver son propre mouvement. Bref, il paraitrait qu’à cet âge on veuille, sans toujours savoir par quel bout la prendre, sa vie un peu plus qu’à d’autres moments. Ainsi le cinéma de l’adolescence porte sa mythologie au défi de la séduction facile pour se faire à la fois cinéma du désir, des tentations, des inquiétudes, des faux-mouvements, du déni, du retrait, des illusions. Entre les ados et la société qu’ils traversent, le corps atteste emblématiquement de ces états transitoires intenses et incertains pour y faire question sous de multiples formes. Le corps adolescent jouit de la gloire que lui confère le fait d’être changeant et doublement aimant et vulnérable : arme de séduction, surface sensible, énigmatique mécanique, serviteur performant, Moi, tout ou partie… il est le sceau d’un règne, cette vérité pour laquelle les publicitaires conçoivent un insatiable appétit qui voudrait conjurer son état impermanent. Et si l’empire éphémère de l’adolescence qui passe dans nos vies conserve aux yeux de l’art une valeur, elle est indissociable du souvenir de ce moment où marche en avant et refus catégorique se conjuguent au même temps.
Ici et là, en Argentine, au Japon, au Liban, au Tchad, en Georgie, au Mexique… il n’y a pas un adolescent mais un nombre qui bat en brèche l’exclusion dont il se sent parfois l’objet, un nombre qui résiste d’un film à l’autre à sa dissolution dans un monde qu’il n’a pas choisi, un nombre qui s’inquiète et s’insurge mais qui tient la rampe jusqu’au bout de la scène parce qu’il sait d’expérience que son temps est compté mais la jouissance et le prestige de son âge sans fin.
Jérôme Baron