Son chemin était plusieurs chemins, son sang, plusieurs horizons. Et il se tournait dans le passé, ne trouvait les deux mains et rêvait à l’accomplissement du rêve. Entre moi et mon nom, des pays. En nommant les pays, j’ai perdu mes noms. Et passant par mon nom, Je n’ai pas trouvé la figure des pays. Le rêve est venu et il l’interrogeait : Qui, des yeux ou des pays, a précédé ?
Mahmoud Darwich, «Telle est son image, et voilà le suicide de l’amant » (1975), in La terre nous est étroite (et autres poèmes), Gallimard, 2000, p. 113.
L’exil actuel de nombreuses populations vers l’Europe a été accompagné de discours profus et d’une inflation d’images médiatiques, souvent diffusées sous le coup de l’émotion, à l’écart bien des fois de toute réserve éthique, se risquant à verser dans l’abjection(1). Dans ces communications, le mot « réfugié »(2) semble avoir été préféré à celui d’« exilé », laissant la primauté du point de vue aux « accueillants » présupposés, au point de nier l’urgente nécessité d’interroger directement les raisons profondes de ces déplacements. Et ce, alors même que nous sommes, comme le rappelle l’anthropologue Michel Agier, « cosmopolites de fait, sans même l’avoir voulu ni conçu »(3).
Plutôt que de critiquer des images dont les effets relèvent du contrôle social, nous avons cherché du côté de celles qui pourraient nous faire penser l’exil. Le cinéma est-il en capacité d’offrir une alternative à ce régime d’images-là ? Permet- il de «transformer l’étranger global, invisible et fantomatique, celui que les politiques identitaires laissent sans nom et sans voix, en une altérité plus proche et relative »(4) ? Que peut le cinéma, quand on en conçoit encore la puissance comme revitalisation d’une précarité certaine, c’est-à- dire, pour reprendre la formule de Serge Daney, le cinéma comme « maison pour les images « qui n’ont plus de maison’’ » (5), un lieu pour des récits et des formes refoulés par la norme médiatique ?
D’emblée, proposer une programmation regardant l’exil implique de prendre position par rapport au cinéma tout en maintenant une gageure morale : éviter de se laisser consumer par une problématique par trop brûlante(6). Cela est d’autant plus délicat que le « film de migration »(7) ou « cinéma des migrations »(8) (9) semble être devenu un « genre en soi ». Pour ne pas lâcher prise avec cette irréductible contemporanéité sans pour autant la laisser nous enfermer, quel chemin se frayer parmi les films existants, quel regard poser sur ceux qui nous arrivent ?
Cette question, loin d’être étrangère aux films montrés au Festival des 3 Continents depuis sa création(10), traversait fortement la 38 édition en 2016. D’une part, elle habitait la rétrospective Les théâtres de mémoire de Rithy Panh que l’Institut d’Histoire du Temps Présent a accompagnée(11). De son premier à son dernier long-métrage, c’est-à- dire de Site 2 (1989) à Exil (2016), le cinéaste franco-cambodgien n’a cessé de travailler et d’être travaillé par cette question, lui-même étant devenu cinéaste en exil, une situation qui, au lieu de le couper de ses racines, lui a permis de faire connaître à l’étranger l’histoire de son pays, qu’il a constamment revisité pour mieux montrer la rupture que constituent les crimes commis par les Khmers Rouges.
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D’autre part, deux films de la compétition 2016, Bangkok Nites du Japonais Katsuya Tomita et In the Last Days of the City (Montgolfière d’or et Prix du Jury Jeune) de l’Égyptien Tamer El Saïd, abordaient respectivement un exil choisi et l’imminence d’un possible exil subi, et ce, sous le jour de la fiction et de l’affleurement autobiographique. Pour son troisième film et pour la première fois, Katsuya Tomita tournait hors du Japon(12), en Thaïlande et au Laos. Il incarne lui-même un personnage nippon en déroute ayant fui son pays. « C’est triste de n’avoir aucun pays où aller, considère Isan comme ton pays natal» lui annonce le spectre d’un village du Nord de la Thaïlande. Dans son premier long-métrage, Tamer El Saïd s’attachait au personnage de Khalid, jeune cinéaste ne sachant plus ni comment filmer, ni comment vivre au Caire, voyant ses amis d’autres pays du Moyen-Orient quitter un à un leurs villes natales respectives. Aux expériences intimes vécues par chacun, le film questionnait la possibilité de faire correspondre l’image insaisissable d’un corps collectif politiquement et moralement en crise.
À cette occasion, sur la base d’un questionnaire élaboré avec Catherine Hass, anthropologue rattachée à l’IHTP, nous nous sommes entretenus avec les deux cinéastes. Nous souhaitions partager ce mot « exil » avec eux, mettre de côté nos spéculations cinéphiles ou plutôt, les raviver dans l’élan d’une conversation portant sur une œuvre en cours. Katsuya Tomita nous dira qu’en tournant Bangkok Nites, il a pris conscience que la Thaïlande était devenu son pays natal et que cette expérience lui avait aussi donné la liberté et le désir de revenir filmer au Japon un jour. Tamer El Saïd nous confiera qu’il ne se sent plus chez lui nulle part et que le seul lieu où l’urgence de filmer se fait sentir, c’est pourtant bien au Caire, malgré l’impossibilité de continuer à vivre dans un tel contexte politique. Ainsi, le cinéma incarne pour eux la promesse d’un moindre « mal de pays » et la possibilité d’enrayer peut-être tout «mal du pays». Ces mots partagés nous ont amenés à nous écarter des sentiers d’une nostalgie irrésolue. Pour établir cette programmation, nous revenions sans cesse sur la complexité des processus migratoires individuels et collectifs, sur les hybridations identitaires s’opérant sur le temps long et les allers-retours transnationaux aléatoires. Devenir étranger : cette idée s’est ainsi progressivement imposée comme prisme déterminant nos choix filmographiques.
A nous saisir du mot « exil » au pluriel, dans ce qu’il contient de multiplicité(13) plutôt que de déterminations figées, d’itinéraires intérieurs sans repli sur soi, nous nous soustrayions à la répétition mécanique de termes toujours associés, jamais (re)définis : frontière, identité, national, asile, clandestin, sans-papiers…
Alors, quel est le chemin parcouru du premier au dernier films de ce programme, de l’incontournable America, America (1963) au premier long-métrage Des Spectres hantent l’Europe (2016) de Maria Kourkouta et Niki Giannari(14) ? Se peut-il que leurs points de départ et d’arrivée, à défaut de se succéder, n’en finissent pas de se rejoindre ? Les huit films présentés cette année parcourent sans souci d’exhaustivité un peu plus d’un demi- siècle. Cette distance permettait d’avoir dans la ligne de mire de notre présent d’autres situations pour certaines déjà perdues de mémoire. Nous espérions aussi que les différences entre les films se renforcent tout en restant ouvertes à l’appel d’autres images, celles des temps passés et sans doute celles du futur, puisque la condition d’exilé promet malheureusement de ne pas s’apaiser. Il est en tout cas certain à nos yeux que là où ces huit films se retrouvent tout à fait, c’est dans l’expérience faite film et non dans le sujet devenu images.
En réalisant America, America, Elia Kazan déphase les énergies de la machine hollywoodienne (peut- on séparer sa puissance du cosmopolitisme qui l’alimente ?) mêlant, pour raconter l’exil de son oncle de l’Empire ottoman vers les Etats- Unis, des registres aussi divers que l’expérience autobiographique, le recours à un registre quasi- documentaire et le sentiment de la perte d’identité. Revenant sur cet itinéraire fondateur de la propre décision des Kazan de rejoindre New York peu avant la Première Guerre mondiale, le cinéaste regarde celui qu’il est devenu à travers un douloureux et traumatique processus d’acculturation.
Avec Dialogue d’exilés (1974), Raoul Ruiz transforme son arrivée récente en France en moments filmés pour sonder les attentes et les réflexions d’une communauté chilienne reconstituée. Il met en scène, sans attente réaliste, l’expérience qu’il commence tout juste à vivre et qu’il observe chez des compañeros déjà installés. Quando chegar o momento (Dôra) (1978) est à son tour une enquête cinématographique partagée entre Luiz Alberto Sanz, cinéaste brésilien exilé en Suède et Lars Säfström, réalisateur suédois acquis à la cause brésilienne, sur le suicide d’une militante politique n’ayant pas pu supporter le devenir étranger qui se manifestait loin de son pays natal.
Pour résister à l’engrenage des mots, il fallait aussi lui opposer une parole, c’est-à-dire reconnaître la réalité de l’exil dans un langue appropriée, redéployée par nécessité. Le titre du film de Simone Bitton dédié au poète palestinien Mahmoud Darwich : et la terre, comme la langue nous rappelait aussi cette fonction de la langue comme refuge imaginaire et témoignage inestimable de ces dédoublements opérés par l’exil.
Teza (2008) de Hailé Gerima et Song of Exile (1990) de Ann Hui témoignent eux de récits portés par des personnages revenant là d’où ils étaient partis. Bien différents dans leur projet et leur forme, les flashbacks structurant les récits des deux films agissent dans l’un et l’autre des cas avec une paradoxale et terrible conséquence. Plutôt que de projeter par accumulation la réparation de ces récits, ils donnent à voir les étapes d’une dislocation identitaire, rédoublée par une impasse idéologique chez Gerima, par une généalogie irréconciliable chez Ann Hui.
Dans Ta’ang (2016), Wang Bing accompagne au plus près un groupe ethnique minoritaire vers l’autre côté de la frontière, en Chine, il prend le risque de revenir à son pays en images, certes, mais aussi en toute clandestinité. Dans Des Spectres hantent l’Europe (2016), Maria Kourkouta et Niki Giannari sont en quête du cadre juste pour filmer le quotidien du camp d’Idomeni hors de tout sensationnalisme et hors de tout enregistrement passif du réel, laissant finalement découvrir qu’en tant que grecques, elles intériorisent aussi un passé de déplacements forcés, un passif d’étrangères.
Lors de la précédente édition du festival nous avions demandé à Tamer El Saïd et Katsuya Tomita s’il leur semblait possible de filmer l’exil. Cette question, à défaut d’avoir suscité une réponse, ne se dissipe pas pour nous. Les huit films choisis, revus ou découverts dans l’obscurité d’une salle, semblent néanmoins nous aider à éprouver concrètement les revers les plus saisissants de notre condition cosmopolite. Ils nous invitent à élargir à 5 les 3 Continents du festival et à porter avec Mahmoud Darwich la conviction que «tous les pays sont lointains»(15).
Claire Allouche, Jérôme Baron, Christian Delage, Claire Demoulin, Catherine Hass, Anne Kerlan, Mélisande Leventopoulos, José Quental
Notes
(1) Parmi les textes contemporains écrits sur la question, nous pouvons citer Dork Zabunyan, «Une image de marque (sur la publication en une de la photo d’Aylan Shenu)», Cahiers du Cinéma n°715, octobre 2015
(2) «Migrants, réfugiés, clandestins, immigrés, étrangers : ces mots se superposent en partie» écrit l’anthropologue Michel Agier bien qu’il précise que le mot réfugié est directement lié au passeport Nansen de 1922 qui permettait aux exilés apatrides de se déplacer, statut qui fut formalisé par la suite, en 1951, par les Nations Unies avec la Convention de Genève et la création du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) cette même année. Michel Agier, Les migrants et nous. Comprendre Babel, CNRS Editions, 2016, Paris, pp. 24-25.
(3) Michel Agier, La condition cosmopolite, Editions La Découverte, 2013, Lisieux, p 7.
(4) Michel Agier, Op. Cit., p. 207.
(5) Serge Daney, «Nick Ray et la maison des images», Cahiers du Cinéma n°310, avril 1980.
(6)Cette image du feu imprime d’ailleurs le titre de deux films récents à ce sujet : Brûle la mer (2014) de Nathalie Nambot et Maki Berchache ainsi que Fuocoammare, par- delà Lampedusa (2016) de Gianfranco Rosi, qui signifie littéralement «le feu à la mer».
(7) Nous pouvons mentionner l’importance croissante qu’ont pris les projections cinématographiques dans le cadre de la programmation du Musée national de l’immigration, notamment au sein du Festival «Visions d’exil» qui a eu lieu cette année du 10 au 18 novembre.
(8) Annick Peigné-Giuly, «De l’Emigrant à Madame B.», Images Documentaires : Exils, n°87, décembre 2016, pp. 37-46
(9) À ce titre, nous pouvons citer la parution récente d’un ouvrage visant à aborder cette question avec une certaine exhaustivité historique et géographique : Patricia-Laure Thivat (dir.), Voyages et exils au cinéma. Rencontre de l’altérité, Presses Universitaires du Septentrion, 2017.
(10 )La liste serait longue mais nous pouvons notamment penser à Concerto pour un exil (1968) du réalisateur ivoirien Désiré Ecaré, L’exilé (1980) du cinéaste nigérien Oumarou Ganda, Eau argentée, Syrie autoportrait (2014) des Syriens Ossama Mohammed et de Wiam Simav Bedirxan, La frontera infinita (2007) du cinéaste mexicain Juan Manuel Sepulveda ou encore Adieu Mandalay (2016) du réalisateur taïwanais Midi Z.
(11) Par ailleurs, les correspondants départementaux de l’Institut d’Histoire du Temps Présent mènent le programme de recherche « Accueillir les étrangers en France, 1965-1983 », commencé fin 2016.
(12) D’ailleurs, déjà en 2011 avec Saudade (qui remportait cette année-là la Montgolfière d’or), Katsuya Tomita avait questionné l’entrelacement des identités dans l’immigration brésilienne au Japon.
(13) La conception de l’exil diffère évidemment d’une culture et d’une langue à l’autre. Ce mot a donné du fil à retordre à Léa Le Dimna, l’interprète de Katsuya Tomita, qui nous expliquait qu’il diffère en japonais selon qu’il soit choisi ou subi.
(14) Nous mentionnons d’ailleurs la publication de Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, Editions de Minuit, 2017.
(15) Mahmoud Darwich, «Sirhane prend le café à la cafétaria», in Op. Cit., p. 66.