Le passé et le présent · Centenaire de Satyajit Ray (1921-1992)
En 2006, le Festival des 3 Continents présentait la première rétrospective intégrale de l’œuvre de Satyajit Ray. Alain et Philippe Jalladeau, les fondateurs du Festival des 3 Continents, déclaraient à cette occasion que leur déception de découvrir relégué en marge de la sélection officielle du Festival de Cannes 1978 Les Joueurs d’échecs avait été un des éléments déclencheurs de la création du festival un an plus tard, rappelant que Cannes avait jadis boudé Charulata (1964), un autre chef d’œuvre depuis consacré du maître bengali. On serait rétrospectivement tenté d’y regarder un peu autrement, moins pour contester la valeur des deux films mentionnés ni questionner l’à propos des convictions qui fondèrent le festival, que pour resituer les découvertes initiales de l’œuvre de Ray. D’abord parce que si Charulata n’était pas à Cannes en 1965, il faisait partie des films sélectionnés à Berlin cette même année. Ensuite parce que Ray fut distingué sur la Croisette en 1956 dès son premier film Pather Panchali (La Complainte du Sentier, 1955) avant d’obtenir dès l’année suivante le Lion d’or à Venise pour Aparajito (L’Invaincu, 1956) et en 1964 un Ours d’argent pour Mahanagar (La Grande Ville, 1963). Déployant son mètre quatre-vingt-quatorze, l’apparition de Satyajit Ray sur la carte du cinéma mondial n’était donc pas passée inaperçue. L’importance donnée à certains films au détriment d’autres n’aura eu pour conséquence, l’éloignement n’aida en rien, que de surseoir à l’estimation d’une œuvre considérable. Elle révèlera même une surprenante variété dont le Bengale, comme une question adressée à la conscience sensible du chroniqueur qui ne cessera d’adapter son style à l’évolution de son monde, sera le premier plan (ces visages et l’empreinte quasi-documentaire qu’ils laissent en nous lorsque nous repensons à cette vie à laquelle ils s’intègrent) et l’unique ligne d’horizon (historique, politique, romanesque, intime).
Si Ray profita d’un passage en France en 1980 pour faire escale à Nantes et y donner lors de la seconde édition du festival une conférence, il aura fallu deux décennies de plus pour que le projet d’un large rassemblement de ses films aux 3 Continents voie le jour. Ces années 1980 furent cependant, pour beaucoup d’œuvres majeures y compris celles de cinéastes disparus (Ozu et Naruse en sont deux exemples remarquables), le point de départ d’une vaste mise à jour de l’histoire du cinéma. Il en alla de même mais différemment pour Satyajit Ray durant cette période charnière. Jamais vraiment perdu de vue mais inaccessible à une grande partie du public (cinéphiles compris), on ne découvre vraiment les premiers films de Ray, dont Jalsagahar (Le Salon de musique, 1958), suivi par la trilogie d’Apu (La Complainte du Sentier, L’Invaincu et Le Monde d’Apu) qu’à l’heure où le cinéaste réalise ses dernières œuvres : Ghare Baire (La Maison et le Monde, 1984), Ganashatru (Un ennemi du peuple, 1989), Shakha Proshakha (Les Branches de l’arbre, 1990), et enfin Agantuk (Le Visiteur, 1991), les deux dernières coproduites par Daniel Toscan du Plantier. Pour beaucoup, le génie du grand cinéaste indien était révélé dans un saisissant chassé-croisé entre le passé et le présent de son cinéma. La beauté mélancolique des films de Ray, suspendue entre le crépuscule et l’aube des sensations qui traversent ses personnages, n’en est que plus éclatante. Témoin passionné de ces bonheurs perdus dont Ray restitue les dualités avec une douceur et une grandeur tragiques, Charles Tesson se fera dans un livre édité en 1992 (Ed. Cahiers du Cinéma) le passeur attentif et éclairant d’une œuvre dont l’auteur, également dessinateur, écrivain et compositeur, demeure probablement le phare le plus éblouissant du cinéma indien. Cette même année 1992, le 23 avril, Satyajit Ray s’éteignait, laissant derrière lui trente-huit films.
Jérôme Baron