Adolescents et enfants à la dérive dans le territoire délimité par un voisinage fermé, un quartier de classe moyenne: maisons avec jardins, son école, sa salle de fêtes, une piscine. Un voyage aller-retour entre loisirs et ennui, dont les parents sont toujours absents, des gosses orphelins le temps d’un weekend bougent pour créer leurs propres délires collectifs de chaos dans l’espace de leur enfermement consenti : personne n’essaye vraiment de sortir de là. Dans cet état de léthargie générale un étranger se joint à eux, celui qui vient de « l’extérieur » les dérange.
D’un premier film au second, ce que la réalisatrice nous transmet n’est parfois pastantunehumeur,uneappétencepourteloutelsujet(desociété),mais quelque chose de plus secret et de plus ténu. De Ana et les autres à Una semanas solos, de l’errance provinciale d’une fille de 20 ans à la recherche de ses anciens amis et amants, à la vadrouille d’une bande de gosses dans une forteresse résidentielle gardée par une milice de quartier, on sent une jeune cinéaste qui s’affirme, prend courage et raffermit sa mise en scène. La situation de Una semana solos est certes un phénomène de société : ces villes parallèles, villes mortes qui pullulent en Amérique du sud (sur le modèle nord-américain), prisons dorées où dorent au soleil des piscines une classe privilégiée et coupée du monde. Les enfants du film, livrés à eux-mêmes dans ce luxueux quartier déserté par leurs parents, errent d’une maison à l’autre, et voici qu’un étranger se joint à eux : un autre enfant, le fils de la bonne, trans- planté ici le temps d’un après-midi. Cette présence incongrue, cette greffe violente qui ne prend pas, Celina Murga prend un soin infini à la filmer, à en décrire le petit rayonnement, les effets. Car c’est sans doute ce qui, au-delà du constat sur la fracture entre les classes, sur le délabrement des rapports sociaux entre les enfants de différentes conditions, intéresse la cinéaste. C’est en quelque sorte la même question qui était adressée à Ana : comment, via un déplacement (de la capitale à la ville natale de province, des quartiers pauvres aux quartiers riches), mesurer combien chacun se fige dans sa condition. La réponse d’Ana et les autres était mélancolique. Celle de Una semana solos est violente, parce que les enfants sont comme les privilégiés repliés dans leurs camps retranchés : leur capacité à faire comme si de rien n’était les protège et les détruits.
Jean-Philippe Tessé