Les récits de deux femmes sans lien l’une avec l’autre s’entrecroisent. La première a émigré vers Hong Kong une dizaine d’années plus tôt. La seconde, plus jeune, se décide progressivement à quitter cette région du Nord-Est où elle a grandi et où elle ne se voit aucun avenir. Dans Conjugaison (2001), le premier film remarqué d’Emily Tang, une jeune étudiante chinoise apprenant le français se plaisait à observer à distance, à l’aide de jumelles, des verbes conjugués au présent de l’indicatif alors qu’ils sont invariables en chinois. De cette différence grammaticale, le film déployait sa métaphore historique et spatiale, à l’ombre des événements de Tiananmen, présent politique et amoureux semblait refusé à toute une jeunesse chinoise qui choisissait l’exil. Dans ce nouveau film, où la question de l’émigration fait retour, sont conjuguées deux manières d’aborder cinématographiquement une réalité qui se montre une fois encore inflexible. D’abord, une fiction, conduite par une progression toute en ellipses, où l‘épaisseur du réel ne fait pas défaut. La vingtaine, Li Yueying, abandonnée par un père parti avec une autre femme, vie de petits boulots en hésitations sentimentales. Elle porte le rêve d’une nouvelle vie, loin de ce Nord-Est industriel qui l’asphixie. Puis, venant ponctuer la fiction, Jenny, trente ans, mère de deux enfants occupée au règlement de son divorce, évoque son émigration de la Chine vers Hong Kong, ses espoirs déçus. Au point de convergence de ces deux récits, un bref instant, les deux femmes se croisent sur un marché de Shenzhen, ville-emblème de la réussite économique chinoise, connue aussi pour être la capitale des secondes épouses. Que doit-on en déduire ? Que la fiction rejoint à cet endroit le documentaire ? Pour ces deux femmes passagères d’un monde en mutation, à la fois trop grand et trop étroit, la vie demeure une cruelle histoire de concordance des temps : le passé de l’une pourrait être, l’avenir de l’autre.
Jérôme Baron