Introduction au texte de Sun Yu
Lorsque le réalisateur Sun Yu (1900-1990) écrivit ce texte en 1979, Mao Zedong était mort depuis trois ans et la Chine sortait de dix années d’une Révolution culturelle traumatique, à laquelle le monde du cinéma avait payé un lourd tribut. Sun Yu lui-même est un exemple tragique de la façon dont le Parti communiste chinois sous la direction de Mao Zedong avait broyé de grands artistes au nom de l’idéologie révolutionnaire. Le réalisateur, qui avait commencé sa carrière dans les années 1920 après avoir été formé aux Etats-Unis et avait réalisé parmi les plus beaux films des années 1930, eut le malheur de réaliser en 1949 un film, La vie de Wu Xun, qui ne plut pas du tout au nouveau régime. Une critique, rédigée sans doute par Mao Zedong en personne, déclencha une campagne d’une grande violence tant à l’encontre du réalisateur que du monde du cinéma, mis au pas de cette façon. Et Sun Yu vit sa carrière se briser net. Il ne réalisa que trois autres opus après 1950 et fut incessamment soumis aux attaques d’un régime qui ne le réhabilita jamais. Ceci explique le ton de cet article, dans lequel Sun Yu veut réécrire l’histoire du cinéma d’avant 1949 selon les normes et le vocabulaire en vigueur dans la Chine communiste tout en essayant de se justifier par une autocritique qui laisse transparaître le désespoir d’un artiste banni et peu libre de ses propos. Sa critique de Lin Biao et de la Bande des Quatre, qui avaient sévis pendant la Révolution culturelle, obéit ainsi aux directives politiques du moment. Globalement, il s’agit dans ce texte d’une part de départager les « bons » films, dits progressistes, des autres productions, irrecevables par le régime maoïste en raison de leur contenu ou de leur style souvent très hollywoodien. Il s’agit d’autre part de donner un rôle majeur dans cette histoire au PCC alors qu’il n’en eut guère en vérité, sinon à travers l’action de quelques individus isolés. Cette histoire continue aujourd’hui encore de dominer en Chine, par exemple dans la politique de conservation des films des années 1930 qui s’appuie sur une liste de films dits « de gauche », dont certains sont ici cités par Sun Yu. Mais il suffit de voir ces œuvres pour comprendre qu’elles sont bien plus que des standards révolutionnaires. A l’instar du mouvement du 4 Mai 1919, qui ne devait rien à l’idéologie marxiste mais beaucoup à l’esprit des Lumières, ce sont des créations artistiques originales aux influences multiples, engagées certes dans leur temps, mais bien loin de la cinématographie de propagande imposée plus tard par Mao.
Anne Kerlan
Sun Yu
« Il y a 60 ans, le Mouvement révolutionnaire du 4 mai s’attaquait à l’impérialisme et au féodalisme de manière beaucoup plus efficace que la Révolution chinoise de 1911. Il représenta une nouvelle phase dans la lutte bourgeoise et démocratique du pays contre ces deux périls, et marqua l’entrée dans la période de la « Nouvelle Révolution Démocratique ». Son impact sur le déroulement de la Révolution chinoise est considérable.
La propagation de l’idéologie marxiste-léniniste après la Révolution d’Octobre en Russie eut un impact immédiat en Chine, pays écrasé par des milliers d’années de règne féodal et plus de cent ans d’agression impérialiste. Les intellectuels chinois en particulier virent la nouvelle idéologie comme un rayon de lumière dans les ténèbres environnantes. Le 4 mai 1919, les étudiants se soulevèrent, organisant une vaste manifestation à un moment critique de l’histoire nationale, alors que le désastre semblait imminent. Cette manifestation inaugura une lutte d’un an. J’étudiais au collège de Nankai à Tianjin à l’époque, et je rejoignis d’autres élèves qui défilaient contre la politique de capitulation du gouvernement des Seigneurs de guerre du Nord. Le bouillonnement patriotique de ces réunions et de ces manifestations a constitué mon initiation à la Révolution.
Si l’on considère rétrospectivement le développement du cinéma en Chine, la période 1913-1924 a été l’ère des pionniers. Les producteurs capitalistes de cette époque étaient des hommes d’affaires, des bureaucrates et des universitaires à l’ancienne et leurs films, principalement des comédies légères et des intrigues policières. Ils vivaient dans une Shanghai prise entre société féodale et colonialisme, et leurs entreprises étaient essentiellement commerciales. En 1924, la maison de production Mingxing sortit Un orphelin sauve son grand-père, à la moralité féodale et aux idées réformistes et bourgeoises. Le film engrangea des bénéfices, ce qui ouvrit l’industrie du cinéma nationale à une fausse prospérité : en deux ans, plus de 140 sociétés de production virent le jour, presque toutes à visée commerciale. Les soi-disant cinéastes de l’époque n’utilisaient pas de scénarii tels qu’on les connaît aujourd’hui, et encore moins de plan de préparation détaillés avant le tournage. Souvent ils n’avaient pas de scénario du tout : certains déambulaient avec le roman à adapter en mains ou des notes griffonnées sur un paquet de cigarettes. Le contenu de leurs œuvres était limité à une intrigue amoureuse convenue, « le canard et le papillon », ou à des contes « classiques » en costumes, mi-chair mi-poisson. Pour le reste abondaient les films d’arts martiaux, qui empoisonnaient les esprits des enfants de superstitions féodales sur les démons et les fantômes.
Après l’échec de la Révolution de 1927, la conscience du public s’aiguisa, et la demande fut grande de films qui reflèteraient le quotidien et les nouvelles aspirations politiques du peuple. Dans le même temps, certaines sociétés de production capitalistes cherchaient à combattre la concurrence des films d’importation. C’est dans ces circonstances que la Lianhua a été fondée dans les années 30. Elle loua les services de plusieurs intellectuels de la génération « du 4 mai » et produisit de nombreux films sérieux, consciencieux, qui reflétaient la société de l’époque. Modestement, ces films articulaient les idées progressistes du Mouvement du 4 mai, attirant ainsi l’attention des intellectuels et d’une partie substantielle du grand public. J’ai moi-même travaillé pour la Lianhua à cette époque en tant que scénariste et réalisateur. Dans les notes qui suivent, je donne le contexte général du cinéma du début des années 30, en me référant en particulier à ce qui s’est passé à la Lianhua.
Le premier film de la Lianhua s’intitulait Rêve de printemps dans l’ancienne capitale. Écrit par Zhu Zhilin et Luo Mingyu, il s’inspire de l’histoire vraie d’un instituteur de la banlieue de Pékin, que la recherche de célébrité et de richesse mène à négliger sa femme et sa fille. La fin tragique de l’histoire condamne au moins en partie la décadence et la dissipation qui régnaient dans une société dirigée par des seigneurs de guerre. J’ai réalisé ce film et au cours de mon travail j’ai fait un effort important pour en renforcer le thème et en améliorer l’intrigue, tout en tentant de relever aussi le niveau technique et esthétique. J’ai réalisé la production suivante de la Lianhua, Une fleur parmi les mauvaises herbes, sorti à l’automne de cette année – une histoire d’amour triste, douloureuse, sur une fleuriste au cœur pur qui devient vedette dans le milieu de l’opéra de Shanghai, mais qui en souffre par la suite en raison de ses origines modestes. En analysant la nature du public attiré par ce genre de films on s’aperçut que les intellectuels qui avaient depuis longtemps cessé de fréquenter le cinéma en raison des films bâclés ou mal ficelés qu’on y montrait reprenaient le chemin des salles. Le fait que ces deux films aient été des succès donna à penser à tous les producteurs, qui semblaient comprendre que leurs méthodes commerciales, à long terme, seraient suicidaires : l’industrie du cinéma chinois avait un bel avenir devant elle s’ils abordaient les sujets et les formes des films plus sérieusement, respectant ainsi ce que le public était en droit d’attendre.
En 1931, la société Lianhua étendit son activité et grossit ses rangs de techniciens appelés à améliorer les standards de production : parmi eux Shi Dongshan, de la Daz Honghua Baihe, qui apporta une finesse technique et une belle sensibilité esthétique ; Yang Xiaozhong, déjà très expérimenté, et Cai Chusheng, qui quitta la société comparativement moribonde Mingxing après y avoir rempli les fonctions de « réalisateur exécutif » pour le vieux cinéaste Zheng Zhengkiu. Ces hommes de cinéma plutôt jeunes et progressistes s’unirent dans une amitié créatrice nourrie de solidarité et d’inspiration partagée.
En 1931 j’écrivis deux scénarios : L’Âme de la liberté, sujet historique sur les 72 martyrs de Huanghuagang, qui résistèrent au gouvernement impérial des Manchous. Le film s’intéressait à un jeune artiste martial issu des bas-fonds de Canton, mort en luttant pour la liberté. (Ce film fut réalisé par Wang Cilong car j’étais alors malade) ; Une rose sauvage, tiré de l’incident de Mukden (la première offensive japonaise en Mandchourie, 18 septembre 1931), racontait l’histoire de la courageuse fille d’une famille de pêcheurs qui s’entraînait aux arts martiaux avec un groupe d’enfants pauvres dans la perspective d’une invasion impérialiste. Je le réalisai moi-même fin 1931 et l’achevai alors que grondait la bataille le 28 janvier 1932 [première attaque japonaise de Shanghai, NDE]. Le jeu de Ruan Linyu dans Rêve de printemps dans l’ancienne capitale et Une fleur parmi les mauvaises herbes avait exalté ses possibilités déjà remarquables. Par comparaison, la vigueur juvénile et la sincérité de Jin Yan et Zheng Junli firent paraître lisses et superficiels les « héros » des films antérieurs, et la performance de Wang Renmei, pleine de force positive, fit pâlir les beautés insipides qui avaient jusqu’alors répandu leur insignifiance à l’écran…
Ainsi en deux ans seulement – 1930 et 1931 – certains d’entre nous formés pendant le Mouvement du 4 mai avaient tourné plusieurs films qui par certains aspects étaient progressistes. Des réussites attribuables en partie à nos inclinations scientifiques et démocratiques, à notre hostilité envers les superstitions et les idéologies périmées, et notre soutien, plus généralement, envers une idéologie progressiste. Mais nous avons aussi bénéficié de l’aide de certains radicaux et communistes, en particulier le camarade Tian Han.
L’année 1932 marqua un « virage à gauche » dans le cinéma chinois. Un nouvel esprit révolutionnaire avait émergé du sentiment anti-japonais qui étreignait le pays, et il aspirait à progresser vers un mouvement culturel de gauche vivant. Le parti communiste y fut sensible et décida d’y répondre en fournissant des orientations à l’industrie du cinéma : le camarade Xia Yan fut nommé directeur d’un département cinéma qui fit franchir au mouvement une nouvelle étape. De plus une majorité de gens de cinéma avaient été affectés en profondeur par la guerre ouverte enclenchée par les incidents du 18 septembre et du 28 janvier. Avec l’encouragement des critiques positives sur les films impulsées par le parti, un autre grand réveil eut lieu. Sept ou huit maisons de production (dont la Lianhua, la Mingxing, la Yihua et la Tianyi) commencèrent à produire des fictions et des documentaires sur la résistance à l’agression japonaise. Bientôt, des membres du parti comme Xia Yan, Yang Hansheng, Situ Huilmin, Yuan Muzhi et Chen Boer, de simples conseillers, devinrent partie prenante dans la réalisation. Le département cinéma du parti prit la direction du comité artistique de la Mingxing en 1932. Xia Yan (sous des pseudonymes comme Ding Qianping et Huang Zibu) écrivit nombre de scénarii pour la Mingxing, dont Torrent sauvage, 24 heures de Shanghai et une adaptation du récit de Mao Dun, Vers à soie de printemps – des films qui revigorèrent les productions de cette société. De même, Yang Hansheng signa Evasion, Chanson triste de la vie et La colère des mers de Chine (sous pseudonymes) pour la Yihua et Chronique de la souffrance pour la Mingxing. Et Tian Han fut l’auteur de Trois Filles modernes et Lumière de la maternité pour la Lianhua. La Diantong fut créée et mise en activité par le parti en 1934. Sa première production, Pillage de pêches et de prunes (ou Destin d’un diplômé), avec Yuan Muzhi et Chen Boer, était réalisé par Ying Yunwei ; parmi les films suivants de cette maison on trouve des titres progressistes comme La Statue de la Liberté de Situ Huimin.
En général, ces films représentaient une avancée sur les œuvres d’avant 1932 du point de vue idéologique et esthétique. Idéologiquement, l’orientation vers un point de vue prolétaire rendit possible l’articulation à l’écran de l’esprit du Mouvement du 4 mai avec un souffle, une acuité et une profondeur inédits. De plus en plus de films avaient pour personnages des ouvriers, qui quittaient les seconds rôles habillés misérablement et moqués auparavant. L’accueil fait à ces films par le public encouragea la direction de plusieurs maisons à annoncer des changements, qui amenèrent la tradition révolutionnaire du 4 mai à s’étendre comme jamais auparavant : les slogans « Pour une littérature et un art populaires » et « Allez parmi le peuple » se faisaient entendre de plus en plus souvent.
Jusqu’à la chute de Shanghai aux mains des Japonais en 1937, les différentes maisons continuèrent à produire de temps en temps des films qui rencontraient les réels besoins de l’époque, grâce à l’influence soutenue du parti. Citons Ange de la rue de Yuan Muzhi, avec Zhao Dan, Wei Heling, Zhao Huishen et Zhou Xuan, et Au Carrefour de Shen Xiling, avec Zhao Dan encore, et Bai Yang (deux films de la Mingxing). Les productions progressistes de la Lianhua incluent Un agneau perdu et Femmes nouvelles de Cai Chusheng, ainsi que Le chant des pêcheurs avec Wang Renmei, primé dans un festival soviétique. J’écrivis et tournai Le Petit, avec Ruan Lingyu et Li Lili, sur un groupe d’artisans de plus en plus patriotes, et La Grande route, sur les luttes des cantonniers. La musique de ce dernier était signée par un jeune compositeur populaire Nie Er, qui écrivit l’ouverture, The Pathbreakers, sur des paroles de Sun Shiyi, et le thème La Grande route, dont j’écrivis moi-même les paroles. Ces chansons pleines d’optimisme révolutionnaire exaltaient les luttes politiques à venir et déclenchèrent un raz de marée de musique prolétarienne en Chine. Citons aussi deux autres films tournés avant l’occupation japonaise, Le Courage par-delà les nuages de Wu Yonggang et Enfants des temps difficiles de Xu Xingzhi – ce dernier comprend le dernier chef-d’œuvre de Nie Er, inoubliable, intitulé La Marche des volontaires, qui devait devenir l’hymne de notre grande République Populaire de Chine.
J’espère en avoir dit assez pour montrer que l’industrie du cinéma des années 30, guidée par le parti communiste, parvint à porter et à étendre l’esprit révolutionnaire et l’idéologie du Mouvement du 4 mai. Elle rencontra les besoins de l’époque en encourageant la résistance aux envahisseurs japonais et le règne révolutionnaire du Kuomintang. Elle n’a nullement été à l’origine de la « tendance mauvaise » du cinéma chinois, contrairement à ce que Lin Biao et le « Gang des 4 » ont affirmé. La vérité, c’est que ces réussites n’auraient jamais été possibles sans l’apport du parti.
Inutile d’ajouter que les conditions de l’époque faisaient que bien des sociétés de production de Shanghai, dont la Lianhua, ont réalisé nombre de films négatifs et malsains, fondés sur des valeurs féodales faisant preuve d’une grande confusion idéologique. Mais ces films n’eurent qu’un impact social limité. De plus, ceux d’entre nous qui avaient des inclinations progressistes, que le parti rassembla autour de lui, sommes restés en partie influencés par nos anciennes idéologies et notre vision bourgeoise de l’art. Aussi était-il inévitable que nous fîmes des erreurs dans nos films. Une distance considérable existait encore entre nous et les ouvriers ; en faisant leur portrait et en exprimant notre sympathie et notre admiration envers eux, nous ne pouvions pas représenter de manière réellement juste leur tempérament, leur façon de parler ou leurs actions. Parmi les 12 films que j’ai réalisés dans les années 30, mis à part ceux qui abordaient des sujets intellectuels, tous avaient pour thème la pauvreté urbaine ou la vie paysanne, et leurs protagonistes étaient des ouvriers. (L’un d’entre eux portait sur la vie militaire.) Bien que j’aie fait de mon mieux pour rendre justice à l’esprit de résistance et de révolution exalté par ces héros, mon observation et ma caractérisation des ouvriers restait largement superficielle : je ne me suis nullement immergé dans leur quotidien, et je ne le pouvais guère. Certains y sont mieux parvenus que moi. Nie Er par exemple, put établir des relations de camaraderie avec des ouvriers du bâtiment quand il écrivait les chansons de La Grande route. Ainsi il comprit bien plus profondément leur vie que nous autres. Son identification avec les ouvriers dans leur mode de vie et leurs luttes lui permit de créer une image musicale de la classe ouvrière fidèle à la réalité et de refléter leur optimisme révolutionnaire. Nie Er était à n’en pas douter l’un des intellectuels qui mit en œuvre le slogan du 4 Mai « Allez parmi les peuple » de la manière la plus active.
L’esprit révolutionnaire du Mouvement du 4 mai fut donc porté et exalté par le cinéma des années 30, sous l’impulsion du parti. Aujourd’hui, 60 ans plus tard, ceux d’entre nous issus des champs de la littérature et de l’art devraient chérir cet héritage. En tant que masses laborieuses, nous devrions faire plein usage de nos armes littéraires et artistiques pour nous opposer à l’agression des impérialistes et des socio-impérialistes, pour développer la démocratie socialiste, pour promouvoir la science, et pour contribuer à la réalisation rapide des Quatre Modernisations socialistes. »
Traduit du chinois par Paul Crook et de l’anglais par Charlotte Garson
Publié pour la première fois dans le magazine Dianying Yishu (l’art du cinéma), n°3, 1979.