Festival 3 Continents
Compétition internationale
46e édition
15>23 NOV. 2024, Nantes

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Les vicissitudes de l’Histoire

Wong Ain-ling

 

 

Tout nous ramène à la chute de Shanghaï.

De la fin novembre 1937 au 8 décembre 1941, quand la ville tomba et qu’éclata la guerre du Pacifique, les concessions étrangères désertées furent connues sous le nom de « l’Île Orpheline ». Pendant cette période trouble de l’Histoire, le paysage politique changea sur les terres déjà dévastées des concessions. Mais l’industrie cinématographique se remit de façon surprenante du choc initial et reprit un visage florissant. Ceux qui ont vu Le Dernier Métro de Truffaut (1980) comprendront que les gens soumis à l’oppression ont un besoin vital de trouver un refuge, un moyen d’apaiser leurs corps et leurs âmes éprouvées ; une échappatoire, en quelque sorte. Capitalisant sur cette opportunité extraordinaire, Zhang Shankun, homme d’affaire avisé, produisit Hua Mo-Lan (Mulan Congjun, 1939), réalisé par Bu Wancang [alias Richard Poh], un film de divertissement qui jouait sur la fibre patriotique et lança la mode des tournages en costumes d’époque.

 

Fei Mu commença à tourner Confucius début 1940 avec un budget initial de 30 000$ et l’intention de boucler le tournage en mars. Le mois d’août arrivé, les dépenses atteignaient 80 000$, et le tournage se poursuivait. D’après le producteur du film, Jin Xinmin, la note finale s’élevait à 160 000$ et il fallut une année entière au réalisateur Fei Mu pour terminer son film.

Permettez-moi une hypothèse : malgré une exigence haut placée, bien connue et dévoreuse de temps, Fei Mu a certainement dû faire face durant le tournage à plus d’un obstacle, et pas exclusivement d’ordre technique. À la fin des années 40, la dégradation de la situation politique dans le monde, plus sensible encore en Chine, avait rendu quasiment impossible l’activité cinématographique. Fei Mu pouvait parfaitement se retrouver dans une impasse, à l’image d’un autre projet laissé inachevé après la guerre Le Pays Magnifique (1946) : ce film est censé prendre appui sur l’histoire troisième front unitaire qui rassemblait les Nationalistes et les Communistes pour négocier la formation d’un gouvernement de coalition et reconstruire le pays après la victoire. Mais l’éclatement de la guerre civile en 1946, peu après le début du tournage, provoqua des modifications à répétition du script, soumis aux perpétuelles évolutions de la situation politique, obligeant Fei Mu à un travail fastidieux de trois ans qui n’aboutit à rien. Si mon hypothèse est correcte, il faut alors considérer plus largement le contexte pour éclairer le sens de la fin apparemment incongrue de Confucius – Fei Mu tentait de concilier ses frustrations et son besoin de reprendre confiance pour mener une bataille solitaire.

 

Retardée, la Première de Confucius eut lieu le 19 décembre 1940 et le film resta à l’affiche jusqu’à la Saint Sylvestre ; après 11 jours d’arrêt, les projection reprirent au Théâtre Jindu qui venait d’être inauguré, mais cela ne dura qu’à peine une semaine. Pendant cette période, l’enthousiasme pour les films en costumes d’époque faiblissait, glissant d’abord vers une mode de courte durée de films folkloriques avant de s’orienter vers des films contemporains. Fin 1941, la ville de Shanghai fut complètement occupées par les forces japonaises et l’ industrie cinématographique tomba sous la coupe de l’ennemi, obligeant Fei Mu à transférer son énergie créatrice de l’écran à la scène.

 

I

En feuilletant le Shen Daily de l’époque où le film Confucius sortit sur les écrans, on découvre deux choses. La première : le producteur du film, la Min Hwa Motion Picture était certes peu expérimenté, mais elle s’avéra très au fait du marketing et de la publicité. La campagne de lancement mise sur pied par le studio proposait un catalogue spécial- « Opus complet avec couverture en couleur », des pubs dans les rubriques cinéma des journaux, un concours d’essais sur Confucius, et des tarifs réduits en matinée pour les groupes. L’extraordinaire intensité des attentes et du soutien du monde culturel, sous forme d’essais et de critiques, fut répercutée dans le quotidien Shen Daily tout au long du tournage. De plus, certains articles firent l’objet d’une compilation dans une édition spéciale, laissant deviner un traitement VIP réservé uniquement à Confucius. Un casting féminin sans stars féminines, et un scénario peu palpitant, la persévérance artistique de Fei Mu et son sens aigu du devoir vis-à-vis de ses producteurs Jin Xinmin et TongZhenmin (alias Tong Lian) finirent tout de même nourrir une attente de la presse qui prépara très favorablement le terrain de la réception du film.

 

Le scénariste Fei Mu concevait le script comme une mise en valeur du noble caractère et de la pensée de Confucius tout en montrant l’ « humanité » du personnage. Vivant dans une période troublée, le maître fut victime d’une série de complots et de trahisons et connut personnellement souffrances et pauvreté. Le maître et ses disciples échouèrent à la limite entre les territoires de Chen et Tsai (Cai), où le convoi se retrouva sans nourriture ; il souffrit aussi, à un âge avancé, de l’angoisse de perdre à la fois son fils et ses disciples préférés. Malgré ces obstacles, il ne renonça jamais à sa mission, propager ses convictions politiques, en préservant son intégrité. Confucius est vraiment, d’après Fei Mu lui-même, « un éducateur, un penseur et un philosophe remarquable, condamné à être victime de la politique de son temps ». En d’autres termes, il est mis en échec par la vie réelle. Les enseignements confucéens, devenus idéologie d’état par la suppression des « 100 Ecoles de Pensée » avaient été habilement utilisées par les gouvernants à travers les époques comme outil idéologique. Les dirigeants nationalistes comprirent eux aussi l’intérêt des idéaux et vertus confucéens et leur associèrent des sentiments nationalistes. Le cinéaste Fei Mu n’ignorait pas cet aspect des choses et il continua plutôt de puiser son inspiration dans la grande épopée. Par ailleurs, une orientation idéologique née du Mouvement du 4 Mai invitait certains à espérer que Fei Mu « ferait de son film un commentaire aiguisé et satirique critiquant les principes fondamentaux des enseignements confucéens et mettrait en valeur les différences entre l’époque de Confucius et la nôtre pour montrer que celui-ci est anachronique dans la Chine d’aujourd’hui ».

 

Fei Mu garda son cap, sans fléchir sous le poids de cette invisible pression, réaction d’un homme qui savait ce qu’il voulait. Par sa référence au Master Kung de Carl Crow, il contesta ce rôle de faiseur de dieu : « Confucius le saint et Confucius l’homme sont deux personnages différents. « Confucius » est de chair et de sang, un érudit et un gentilhomme bon et sincère ; il a connu la souffrance des rêves détruits et le désespoir comme aucun humain avant lui. Sur son lit de mort, il a lui-même qualifié sa vie d’échec. “Confucius le saint” est la création par des érudits d’un personnage quasi-divin, dont chaque geste et chaque mot sont sacrés, le transformant en une « mystérieuse icône de la connaissance » désincarnée. » D’un autre côté, le réalisateur admettait adopter « une approche plus ou moins sublimatoire » pour filmer Confucius, dans le but d’amener à une réflexion sur des problèmes d’ordre plus pratique. Coïncidence, à peine Fei Mu avait-il cité dans son Confucius: sa vie et son temps le grand classique de Hu Shi, Esquisse de la Philosophie Chin (Zhongguo Zhexue Shi Dagang), l’article de Hu « Comment la Chine Mena une Longue Guerre » paraissait dans le Shen Daily du 5 janvier 1941. Abordant la question de la conscience historique de la nation chinoise, Hu attribuait son origine spécifique au fait de « vivre dans un seul empire, avec une seule administration, une seule loi, une seule littérature, un seul système éducatif et une seule culture historique depuis 2100 ans ». Cette longue et ancienne « culture historique » à laquelle se référait Hu éclaire la teneur du portrait par Fei Mu d’un Confucius dont l’esprit est rebelle à toute sousmission.

 

II

Mais le cinéma est un art, après tout, et si ce puisant et obscur biopic continue plus d’un demi-siècle après sa sortie à nous faire vibrer, c’est en grande partie grâce à la force de son langage cinématographique qui témoigne des tragédies et des douleurs d’une époque qui trouvent une résonance à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui. Bien qu’éloigné des standards actuels en termes de mise en scène, de décor, de jeu des seconds rôles et d’attention portée au costumes, Fei compensait par la maturité qu’il apportait à la conception et à l’expression artistiques, et là sont les preuves qu’il était très en avance sur ses contemporains.

 

C’est en 1933 que Fei fit ses débuts de metteur en scène, dans Night in the City immédiatement suivi de Life (1934), Sea of the fragrant Snow (1934), qui avaient tous pour acteur la grande vedette de l’époque, Ruan Lingyu. Malgré le peu de documents d’archives sur ses premiers films, ses quelques écrits de 1934, qui incluent « Du metteur en scène de Life », « Une petite question dans Sea of the fragrant Snow : de l’usage des flashbacks et de la conjecture » et « À propos de « Air », témoignent tous de son intérêt pour deux sujets : les conditions de l’existence humaine et l’expression artistique dans le cinéma, les deux étant indissociables.

 

Dès le début, Fei Mu choisit de se démarquer du courant général, s’efforçant consciencieusement d’ « éviter l’apparition de pics dramatiques pour suivre un schéma plus libre de narration. » La copie rescapée de Song of China (1935), bien qu’incomplète d’une durée de 47 minutes, révèle déjà une construction qui exprime clairement sa vision précoce du cinéma. Alors que dans les œuvres de ses contemporains les influences d’Hollywood et même celle de l’Union Soviétique étaient perceptibles, les films de Fei Mu nous offrent un charme serein et idyllique, teinté d’une atmosphère européenne bien reconnaissable, évitant ainsi la construction de tension dramatique à travers une série de climax.

En 1936, une version rééditée de Sonf of China fut projetée au Little Carnegie Playhouse de New-York. Dans un article encourageant du New York Times, le critique commentait :

Mais les performances [des acteurs], à la différence de celles du théâtre chinois, rejoignent tout à fait la manière occidentale, et sont même en fait encore plus en retrait. Dans un sens, c’était décevant, car préparés comme nous l’étions à un film chinois, nous nous attendions à des gestes larges, à la pantomime exagérée du drame chinois traditionnel. »

 

Bloohshed on Wolf Mountain (1936), réalisé un an plus tard, est étonnamment moderne et en avance sur son temps. Tourné à l’époque de la Tragédie Nationale, il est basé sur un scénario si simple que Fei lui-même le décrivait comme « une histoire qui peut se raconter en deux lignes. » L’histoire de villageois repoussant le loup sert d’allégorie pour évoquer la solidarité entre les Chinois dans le combat contre les agresseurs japonais. Les scènes de foule sont intercalées dans une narration largement conceptuelle par l’interaction du personnage et de ses caractéristiques, aussi facilement détectable et aussi classique que le jing (les faces peintes), et le dan (rôle féminin) de l’opéra chinois. Malgré les nombreuses contraintes de production, Fei Mu a réussi à traduire des idées abstraites en sentiments réels en utilisant un éventail phénoménal de lieux de tournage, des compositions et un montage extraordinaires, et d’une certaine manière, il mitonne à partir de trois fois rien une fable contemporaine. La quête par le réalisateur d’un langage cinématographique pur et sa volonté de se débarrasser du « poison du wenmingxi (le drame civilisé) » pendant les premiers temps de sa carrière culminèrent avec Bloohshed on Wolf Mountain.

 

Sur le même mode allégorique, Nightmares in Spring Chamber (1937) s’intéresse au domaine du rêve en déplaçant la caméra de l’immensité de la nature à un vase clos confiné et, le jeu des acteurs de la simplicité des premiers films aux mouvements et aux mimiques très exagérés, caractéristiques du théâtre. Cette œuvre concise de Fei Mu se fait de nouveau l’écho candide des périodes pendant lesquelles le film se déroule. Ce qui est surprenant, c’est le caractère imagé de la langue, d’une sensualité de boudoir –« Elle fait l’amour comme une douce pluie…Elle sommeille sous les nuages de la Montagne de la Sorcière »- dans le Peony Pavilion pour évoquer la réalité cauchemardesque de l’invasion japonaise. Bien que muet, avec de forts contrastes de lumière et une conception exubérante des personnages qui suggèrent fortement l’influence des expressionnistes allemands, le sang de la tradition littéraire chinoise coule encore dans ses veines. Ensuite, dans l’adaptation du chef-d’œuvre du grand auteur d’opéra Zhou Xinfang, Murder in the Oratory (1937), la scène et l’écran se rencontrent, avec un retour au minimalisme esthétique de l’opéra traditionnel, et le réalisateur fait un pas important dans l’étude et l’exploration de l’art cinématographique. La matière de son sujet peut certes laisser insensible un public contemporain, mais la complexité des liens et des conflits entre moralité et humanité, entre individus et destin, telle qu’elle est montrée dans le film, renvoie irrésistiblement à la tragédie grecque ; le sentiment profond de perte et de douleur en dit long sur les conditions de répression et de dépression, tout au long de la Guerre de Résistance.

 

Mis à part le chef-d’œuvre tant de fois présenté Printemps dans une petite ville (1948), le seul film rescapé de la période 1938-1948 auquel Fei Mu ait pris part est Enfants du monde (1941), réalisé par un couple australien, Louise et Julius Jacob Fleck, bloqués à Shanghaï pendant la 2ème guerre mondiale. On attribue le scénario à Fei, mais il est vraisemblable qu’il en ait seulement fourni la trame. La redécouverte de Confucius, qu’on avait longtemps cru perdu, renoue un lien fondamental après dix années vierges.

 

III

En visionnant le film pour la première fois aux archives cinématographiques de Hong-Kong fin 2008, deux films me sont venus à l’esprit : La passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer (1928) et Perceval le Gallois de Eric Rohmer (1979). Entre les arrière-plans culturels et historiques qui inspiraient chacun des deux films, c’est le jour et la nuit, preuve que l’art exerce sa magie par des voies bien mystérieuses. Dans l’œuvre de Dreyer, la pureté du visage de la jeune femme qui joue le rôle principal emplit l’écran 1.33:1 tout entier, s’imposant au spectateur avec une force qui frappe l’âme. Fei Mu quant à lui habite le cadre Movietone 1.16:1 d’une mise en scène austère et un jeu plein de grâce, dépeignant la persévérance de Confucius et sa dignité mise à l’épreuve par les contraintes matérielles. Les orientations esthétiques répartissent Fei Mu et Dreyer de chaque côté d’une ligne Est-Ouest. Pourtant tous deux mettent en lumière les sentiments d’un ascète, en combinant de façon synthétique l’abstrait et le figuratif, tous deux motivés par la recherche d’une solution à un problème artistique : la représentation à l’écran de la spiritualité d’un personnage historique.

 

En comparaison avec La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, la légende du chevalier médiéval illustrée par Rohmer est une toute autre interprétation. Tournant le dos à la tradition réaliste du cinéma occidental, Rohmer tire inspiration des perceptions visuelles des peintures murales et des vitraux ainsi que de la musique et de la poésie du Moyen-Âge. Il en résulte une vision différente du “réalisme” dans laquelle des chevaux de chair et de sang vagabondent parmi de faux arbres au fil d’un récit découpé en épisodes. Fei Mu de toute

évidence était engagé dans la même recherche esthétique dans les années 30 et 40, tentant par voie de soustraction « compléter les formes par la lumière » et « se débarrasser des éléments superflus » de créer l’ « atmosphère » et de présenter une émotion et une expression stylisées s’apparentant aux conventions de la scène traditionnelle. Ces expériences s’accomplissent dans Confucius. Rohmer, Fei et d’autres artistes de leur temps tentèrent tous de retrouver les fondements culturels des comportements et des valeurs de l’homme contemporain. Après le tournage de Six contes moraux, son premier cycle de films, Rohmer dirigea La Marquise d’O (1976) et Perceval le Gallois. Pour quelles raison se risquer à faire consécutivement deux films historiques ? Les arguments suivants peuvent offrir des explications vraisemblables, en particulier pour le second : l’esprit chevaleresque du Moyen-Âge est depuis longtemps montré en exemple de société à l’Ouest ; de même Fei Mu, lui aussi, imprégna ses films du tenace idéal confucéen d’intégrité éthique dans les relations humaines. Alors que le pays se trouvait au bord du gouffre, il plongea au plus profond des racines de la culture chinoise, à la recherche d’une issue. Il se peut qu’il ne soit pas parvenu à pousser sa réflexion jusqu’à son terme, mais il a fait ce qu’un artiste, contrairement à un philosophe, fait de mieux et produisit un film d’une intégrité revigorante qui émeut réellement. Cette année, les Archives présenteront une version restaurée plus complète de Confucius, elle intègre environ neuf minutes de fragments isolés montrés séparément lors la phase initiale de restauration. Marqué par les épreuves du temps, ce classique d’archives nouvellement restauré nous aide à mieux nous confronter aux vicissitudes de l’Histoire.

 

 

Réimprimé d’après Wong Ain-Ling (éd.) Le Confucius de Fei Mu, Archives de Hong-Kong, 2010

Traduit par Dominique Read d’après la traduction anglaise de Agnes Lam

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