QUATRE PAS AU ROYAUME DES MONTREURS D’OMBRES
Qu’elle refuse le rôle qui lui est assigné par la tradition ou qu’elle l’accepte, la femme n’a d’autre devenir amoureux que l’abandon, d’autre refuge que l’amour ô combien fragile de ses enfants. Et ce dernier amour lui-même est de toute façon condamné. Par la vie qui naturellement les éloignera d’elle, ou par la mort qui les lui retirera prématurément. Elle devra alors affronter l’inévitable : la solitude, sa solitude, dans son insupportable nudité. Tel est, brièvement résumé, le propos de M.C. Chetri Chelerm Yu khan, dans « Le dernier amour ».
Un plan leit-motiv incarne ce drame: Rot, assise sur son lit de fer, les bras croisés autour des genoux, le regard perdu. Un zoom très lent traverse l’étroit studio où elle vit pour venir se fixer sur ce regard, un regard à la fois borné et douloureux comme on n’en avait jamais vu dans le cinéma thaï, et comme on n’en reverra que très rarement. Car le personnage de Rot est doublement troublant pour le spectateur Thaï. Individu social par excellence, la solitude pour lui est un sujet tabou: on la fuit, on l’occulte, on évite d’en parler, et ce n’est certainement pas un sujet de film. Et l’image qui lui est proposée de la femme ne correspond en rien à celle qu’il s’en fait. Qu’elle soit aimante, épouse ou maîtresse, pour lui la femme est avant tout la compagne de l’homme. Comment pourrait-elle exister sans lui, comment pourrait-elle se sentir seule, être seule, et qui plus est à en mourir? En 1975, les questions que soulève le personnage de Rot dérangent probablement plus profondément, plus intimement, que la critique de la corruption des fonctionnaires qui deux ans plus tôt, dans « Un certain docteur Kant », avait apporté à Chatri la notoriété et l’avait consacré cinéaste engagé.
D’autant que le film présente un caractère intimiste assez inhabituel. Ce n’est pas la première fois qu’on tourne un film sur le milieu familial et son éclatement. Ce type de sujet est même le fondement du plus populaire des genres cinématographiques. Mais d’habitude les affrontements familiaux sont prétexte à des joutes verbales dont l’extrême violence est perçue comme un élément de divertissement. Rien de tout cela dans « Le dernier amour » ne vient masquer la cruauté de la réalité, encore moins de proposer un exutoire. Et la simplicité du ton débouche sur :’angoisse. Surtout que c’en est fini dé la lenteur de déroulement de l’action, de l’apparente disparité des séquences qui faisait de « Un certain docteur Kant » un film encore timide sur le plan formel. « Le dernier amour », comme déjà « La madone du bordel » l’année précédente, resserre l’action et tresse, de séquence en séquence, un réseau de causalités qui aboutit iné:uctablement au dénouement. Au karma traditionnel et à ses coups de théâtre se substitue, au détour d’une innovation formelle, un destin plus immédiat, à la fois social et individuel. « Les bambous rouges » de Permpol Cheyaroon, pousse à l’extrême ce souci de construction que l’on pourrait presque qua:.lier d’occidental tant il est étranger à l’esthétique du récit traditionnel thaï, et c’est sans doute pour cela qu’il nous apparaît comme un des films thaïlandais les plus proches de notre sensibilité. J’autant que cet occidentalisme est accentué par un montage très nerveux, inhabituel, lui aussi dans ce que cette nervosité échappe à l’effet et donne à l’ensemble du film un allant plein de chaleur et de bonhomie en parfaite harmonie avec le personnage central de Somphan Krang, le supérieur du temple d’un petit village de la plaine d’Ayuthaya.
Le contenu du film est essentiellement social et politique. Mais, aussi grave qu’il puisse nous apparaître, il convient de ne pas attacher à ce contenu une importance exagérée: le livre de M.R.
« Mukrit Pramoj », dont le film est tiré, se voulait avant tout une dédramatisation de la paranoia anticommuniste qui avait suivi le coup d’état de 1976, un rappel au simple bon sens oublié par les deux camps antagonistes et incarné par le personnage du « Somphan ». Et cette dédramatisation, traitée comme un apologue, ne se départageait pas du ton léger et détaché qui convient à la fois à ce genre littéraire et à la philosophie traditionnelle thal’ que M.R. Kukrit Pramoj prônait contre les excès de l’un et l’autre camp. La volonté de traiter un sujet apparemment aussi grave sur un ton aussi détaché était délibérée, il s’agissait de faire éclater une baudruche d’un coup d’épingle, et ce serait se tromper lourdement que d’en vouloir exiger autre chose.
« Le dernier amour » et « Les bambous rouges », chacun à leur manière, apportaient quelque chose de nouveau au cinéma thal’ : le premier une démarche, un contenu et un style, le second, de façon plus superficielle, une nouvelle conception du montage et l’aboutissement d’une nouvelle façon de concevoir le récit. Avec « Ceux des montagnes » et « Pu an et Pèng » c’est la grande tradition du cinéma tai’ que nous retrouvons, dans ce qu’elle a produit de plus achevé.
L’histoire d’Ayo, le héros des « Gens des montagnes » nous est contée sur un rythme très lent, rien ne se passe, sinon la vie de tous les jours, et l’action n’avance que par coups de théâtre successifs, tous aussi tragiques les uns que les autres, et qui semblent entraîner l’action dans des directions divergentes. Au point qu’on est parfois tenté de penser que le film n’a pas de sens. Il aurait très bien pu se terminer au moment où Ayo et Maei-pin s’installent près du village Ussou, il pourrait très bien continuer, après que le policier ait laissé échapper ses deux prisonniers. Une telle conception du récit, caractéristique du cinéma tai’ traditionnel semble être sous-tendue par la notion de Karma: notre destin présent est déterminé par les fautes et les mérites accumulés dans nos vies antérieures, mais de ce fait même, la causalité véritable qui sous-tend ce destin nous échappe et ce qui arrive, arrive apparemment sans raisons. Dans « Ceux des montagnes », Wichit Kounavudhi, ne fait que transposer une telle conception du monde autant que du récit dans l’univers social et religieux des tribus montagnardes.
Ce manque apparent de cohésion de la narration, qui pourrait choquer, être pris pour une faiblesse alors qu’il s’agit d’une conception radicalement différente du récit, est profondément atténué par l’importance que Wichit Kounavudhi accorde à la peinture des coutumes et des traditions des tribus montagnardes. La richesse et la minutie de l’observation, tirant le film vers la chronique de la vie de tous les jours, font oublier ce qui pourrait apparaître comme une absence de structuration du récit, en même temps qu’elles permettent d’éviter les écueils de l’exotisme. ‘
Paradoxalement, mais aussi de façon très significative, ce souci du détail et de l’observation semble faire très bon ménage avec des formes d’expression très conventionnelles. La langue parlée tout au long du film est, par exemple, entièrement artificielle. Ni dialecte de l’une ou l’autre tribu, ni Thai’ standard, c’est une langue formée à partir de traits linguistiques propres aux dialectes tai’ du nord et du nord-est, arbitrairement greffés sur le Thai’ standard. Non seulement un tel procédé est parfaitement accepté, mais nul ne pense un seul instant que cela pourrait être une hérésie: jamais, pour des raisons trop longues à expliquer ici, le cinéma tai’ n’a connu la tentation de se confondre avec le réel, et la langue employée ici n’est pas plus arbitraire que la voix des acteurs, traditionnellement tous doublés. « Les gens des montagnes » est un film, non un documentaire. Et en tant que tel il est libre de faire appel aux conventions les plus arbitraires et les plus voyantes; sinon il se déroulerait tout entier sur le ton des séquences d’ouverture, délibérément et platement documentaires, elles, puisque destinées à permettre au spectateur d’établir à posteriori un lien entre la fable du film et la réalité. Conventionnel, le jeu des acteurs l’est tout aussi délibérément, non de façon exagérée ou caricaturale, mais dans tout ce qu’une longue tradition qui remonte au théâtre d’ombres peut offrir de richesse (par exemple le fait de faire appel à un professionnel pour doubler les acteurs). Cet aspect conventionnel du jeu des acteurs, dans « Les gens des montagnes » comme dans « Les bambous rouges », le spectateur occidental ne le percevra que par instants (dans les scènes d’amour par exemple), et sera tenté d’y voir des faiblesses, ou des scorties. Il s’agit en fait d’une des données essentielles de l’esthétique du cinéma thaï.
Le spectateur qui aura compris cette leçon pourra alors s’adonner sans arrière-pensées aux joies de « Puan et Pèng ». Car d’une certaine manière, le film de Cherd Song Sri est tout entier un hommage à la Tradition thaï, à la grande tradition artistique et littéraire dont le cinéma thaï contemporain est l’aboutissement. Une tradition où l’image est reine, une image qui de tout temps a choisi d’emprunter à la littérature ses thèmes, au théâtre ses personnages figés dans des poses hiératiques autant que conventionnelles et ses situations (mélo)dramatiques. Une tradition où l’image est trompeuse, puisqu’elle ne propose qu’une apparence toute aussi arbitraire que celle que la nature offre à notre regard (qui oserait dire qu’elle est plus vraie ?). Une tradition, qui modestement, ne propose à notre regard de spectateur, qu’un divertissement, réservant pour un autre moment une réflexion plus sérieuse: « Va au théâtre, dit en substance un proverbe, au théâtre d’acteurs ou au théâtre d’ombres, tu te regarderas après ».
Gérard FOUQUET