Il est une idée communément reçue que les bouleversements politiques d’un pays provoquent un arrêt de sa production cinématographique. Il n’en est rien et, si parfois l’activité productrice a pu ralentir momentanément, celle-ci a rapidement repris de plus belle. Ainsi il en a été pour l’URSS en 1917, pour Cuba en 1960 et plus récemment pour l’Iran en 1979. Toujours est-il que dans tous les cas, la production ancienne a tendance a être soit occultée, soit minimisée par les gouvernements en place, plus occupés à promouvoir les nouvelles réalisations. L’Iran n’a pas échappé à la règle et les nombreuses rétrospectives faites à l’Etranger n’ont concerné que la production récente. Suivant notre politique habituelle, nous avons voulu montrer une cinématographie dans sa continuité historique, en privilégiant les auteurs. Ainsi est présenté pour la première fois depuis la révolution, un panorama du cinéma iranien de 1930 à aujourd’hui, faisant découvrir 27 films de 27 réalisateurs.
Malgré les contraintes des anciens régimes politiques et les exigences révolutionnaires récentes, nous verrons dans cette rétrospective que les cinéastes iraniens ont toujours su créer des œuvres originales, témoignages de la permanence de la culture iranienne.
Philippe Jalladeau
Repères historiques du cinéma iranien par Farrokh Gaffary
En été 1900, lors de son premier voyage en Europe, le Shah Mozaffareddin, amateur d’objets amusants et de nouveautés, fit acheter en France par son photographe en chef Ebrahim Akkasbashi (1874-1915) un cinématographe Gaumont avec lequel ce premier caméraman iranien tourne des films dont, le 18 août, une bataille de fleurs à Ostende en Belgique et plus tard à Téhéran d’autres films courts tous hélas perdus.
Dès novembre 1904, puis en octobre 1907 et définitivement à partir de 1911, des salles tenues par des personnages pittoresques iraniens, russes ou arméniens fonctionneront dans la capitale, projetant des actualités (vraies ou reconstituées) et des comiques français (Prince Rigadin, Max Linder, etc.). En 1925 K.B. Motazedi (1892-1986) qui avait étudié l’électronique à Paris tourne de longues actualités, conservées en partie aujourd’hui, qui sont des documents historiques importants.
Le premier cinéaste qui fit des films de fiction fut Ovanes Ohanian (1900-1961), Arménien-Iranien, ayant pratiqué un peu le cinéma à Moscou et dont le nom se prononçait à la russe Oganiantz. Après une comédie à trucages Abi et Rabi (1931), qui eut du succès, il réalisa Haji Aqa Aktor-e Sinema, fable amusante qui plaidait pour le modernisme et garde son intérêt par ses vues de Téhéran et les moeurs des gens de l’époque (conservée aux Archives du Film d’Iran). Pourtant ce film muet sorti en janvier 1934 arriva trop tard car depuis trois mois le public iranien faisait un triomphe au premier parlant persan tourné en Inde : Dokhtar-e Lor. Ce même film provoquera aussi la désaffection du public pour un autre film muet iranien : Bolhavas (L’Inconstant, 1934) de Ebrahim Moradi (1898-1977) qui avait travaillé auparavant au Mejrabpom de Moscou. Bolhavas fut le premier d’une série en Iran où les gens simples et honnêtes de la campagne étaient opposés aux citadins riches et corrompus. Le cinéma parlant persan arriva donc avec Abdolhoseyn Sepanta (1907-1969), écrivain et poète, natif d’Ispahan, qui en 1932 se trouva à Bombay où il devint le scénariste, l’acteur principal et le conseiller persan pour un film que réalisa l’Indien Ardeshir Irani. Des Iraniens jouaient les principaux rôles tandis que les Indiens s’occupaient de la technique. Les malheurs d’une fille de la tribu lor sauvée par un agent du gouvernement de Téhéran et les progrès du début du règne de Reza Shah (1925-1941) eurent un grand succès auprès d’un public qui en septembre 1933, entendait pour la première fois sa langue à l’écran. Les journaux ravis purent écrire qu’en dehors des paroles on pouvait «bien entendre la respiration des acteurs» (conservé aux Archives du film d’Iran). Ce charme naïf et sans prétention se retrouva dans quatre autres films que Sepanta réalisa lui-même toujours en Inde. Mais malgré ses succès il ne put continuer, sans doute à cause du manque d’encouragement officiel et aussi parce que les compagnies américaines ne voyaient pas d’un bon œil naître un cinéma national.
Pendant les onze années qui vont venir, on ne fera plus de films de fiction en Iran. Pourtant il y aura le plus prodigieux documentaire sur le courage du peuple transhumant iranien : Grass (1924) des Américains M.C. Cooper et E. Schoedsack. André Malraux, grand voyageur et admirateur de la Perse, parlera des salles de ce pays dans son «Esquisse d’une psychologie du cinéma», (Paris, 1946). Les projections étaient réservées uniquement soit aux hommes soit aux femmes. A partir de 1928, ce seront des salles mixtes avec les femmes et les hommes séparés par la travée centrale. Dès mars 1936 les deux sexes s’assoiront ensemble.
En 1947, à la suite d’une bonne affaire de doublage (Premier rendez-vous de H. Decoin) on réalisera à Téhéran le premier film parlant iranien : La Tempête de la vie (Tufan-e Zendegi, réal. A. Daryabegi). Dès lors un producteur, E. Kushan (1915-1981) va fonder la société «Pars Film» et le cinéma iranien démarrera avec des mélos à chansons et à danses souvent inspirés des films égyptiens ou indiens. Emergeront peut-être un film ou deux à thème social ou historique souvent très mauvais. Il faut citer Amir Arsalan (1955) de S. Yasemi, conte picaresque, involontairement surréaliste ; Soirée en enfer (Shabneshini dar Jahanam, réalis. S. Khatchikian, 1958), comédie fantastique ; Dans l’attente, (réalis. A. Zahed, 1957) sur la misère des gens ; Lat-e Javanmard (Le truand d’honneur, 1958) de M. Moheseni sur un homme du milieu au grand coeur et Ganj-e Qarun (Trésor de Crésus, 1965 réalis. S. Yasemi) qui battit les records du box-office en disant qu’il valait mieux être pauvre et heureux que riche et avoir des problèmes, ce qui arrangeait tout le monde.
Mais un mouvement pour la culture cinématographique commença en 1949 par la création par F. Gaffary d’un ciné-club et d’une cinémathèque qui organisa les premiers festivals (films britanniques en 1950, films français en 1951) le même cinéaste commença à faire des critiques sérieuses en 1950 dans la presse et esquissa une première histoire du cinéma en Iran en 1951. H. Kavussi diplômé de l’Idhec devint aussi le premier à faire un film selon les critères techniques occidentaux : Dix-sept jours avant l’exécution 1956. F. Gaffary (qui avait travaillé avec Henri Langlois et la Fiaf de 1951 à 1956) réalisa un film néo-réaliste: Le Sud de la ville (Jonub-e Shahr, 1958) dont le côté social offensa la censure qui l’interdit et en mutila le négatif, retardant ainsi pour quelques dix ans les chances d’un cinéma de qualité. En 1963, le même réalisateur fit La Nuit du bossu (Shab-e quzi) qui rompait l’ennuyeuse production courante en racontant la peur chez différentes couches de la population(le film passa à la semaine de la critique à Cannes en 1964). Forugh Farrokhzad (1935-1967), remarquable poétesse fit un documentaire amer sur les lépreux : La Maison est noire (Khaneh siyah ast, 1963). E Golestan, écrivain et photographe qui avait initié F. Farrokhzad au cinéma, réalisa à son tour La Brique et le miroir (Khesht va Ayneh, 1965), parcours réaliste d’un chauffeur de taxi. F. Rahnema, poète de langue française, fit Siyavosh à Persépolis sur la notion du temps (1964). Toutes ces tentatives nouvelles d’un cinéma plus intéressant n’eut du succès qu’à l’étranger, le grand public iranien étant complètement drogué par les navets locaux ou les sous-produits importés.
Il fallut attendre 1969 avec la sortie de deux films : La Vache (Gav) de Dariush Mehrjui qui avait étudié le cinéma à Los Angeles et qui raconte l’attachement d’un paysan à sa vache au point de s’identifier à elle ; et Qeysar de Masud Kimiyaï qui narre avec brio l’histoire d’une vengeance dans le style d’un western qui se passerait à Téhéran. Le nouveau mouvement, nommé à tort «nouvelle vague», s’appellera plus justement un «cinéma différent» ou «le nouveau cinéma» et il donnera des cinéastes dont les plus importants sont D. Mollapur Le Mari de Madame Gazelle (Shohar-e Ahu Khanum, 1968) ; N. Taqvaï, Calme en présence des autres (Aramesh dar Hozur-e digaran, tourné en 1969 et projeté en 1973) racontant la déchéance d’un colonel. Le grand succès de Taqvaï sera le feuilleton comique pour la télévision : Cher tonton Napoléon (Daï Jan Napoléon, 1976-1977) ; A. Hatami qui fait de belles images dans des films où il déforme complètement l’histoire de l’Iran, a pourtant à son actif Les Paumés (Suteh delan, 1977).
Merhjui continuera avec d’autres œuvres mais son meilleur film reste Le Cycle (Dayereh-ye Mina, 1975) sur le trafic du sang. Kimiyaï fera des films sociaux : La Terre (Khak, 1973), Les Cerfs (Gavaznha, 1975) et Le Voyage de la pierre (Safar-e sang, 1978) dans lesquels les symboles politiques sont fréquents. B. Beyzaï, dramaturge et historien des spectacles réalisa L’Averse (Ragbar, 1972) néo-réaliste et bienvenu et surtout Le Voyage (Safar, 1972) court métrage sur deux enfants qui cherchent leur destin. P. Kimiyavi à la recherche de l’insolite surprend dans le court O protecteur de la gazelle (Ya zamen-e Ahu, 1970) et P. comme pélican ,1971 et dans le long métrage Les Mongols, 1973 ; Le Jardin de pierres Bagh-e Sangi, 1975 et O.K. Mister, 1977 où dans des cadres traditionnels sont abordés avec humour des problèmes d’aujourd’hui.
J. Moqqadam adapta An American Tragedy sous le titre de La Fenêtre (Panjereh, 1970), et il passa à la comédie, avec Samad et le démon en armure (Samad va Fuladzereh-e div, 1972). Kh.Haritash (1932-1980) révéla dans Le Gardien (Sarayedar, 1976) un fils qui filme les bévues de son père. A. Ovanessian dont les mises en scène théâtrales faites pour le festival de Shiraz (1967-1977) eurent une réputation mondiale fit une œuvre à part avec La Source (Tcheshmeh,1970). A. Naderi pénétré de l’ambiance des mauvais garçons de Téhéran Adieu l’ami (Khoda hafez Rafiq, 1971) et Impasse (Tangna, 1973) fit une incursion dans le film d’aventure (Tangsir, 1973) et réalisa avec des enfants L’Harmonica (Saz-e Dahani, 1974). S. Shahid Saless, au style lent et sans intrigue, tourna Un simple événement (Yek Etefaq-e Sadeh, 1973), Nature morte (Tabiat bi Jan, 1975) etc. B. Farmanara tourna Le Prince Ehtejab (Shazdeh E., 1974) chronique du despotisme privé au siècle dernier. M. R. Aslani dans Les échecs du vent (Shatranj-e bad, 1976) parle des luttes au sein d’une famille à l’ancienne. Le populaire acteur comique P. Sayyad passe au drame avec Le long de la nuit (Dar emtedad-e Shab, 1977) et Impasse (Bonbast, 1978). N. Karimi dans la tradition italienne donne Le Cocher (Doroshkehtchi, 1971) et K. Shirdel dans La Nuit où il plut (Anshab keh Baran Amad, 1974) se moqua des vantardises des gens. Marva Nabili décrit les paysans dans La Terre scellée (Khak-e Mohr Shodeh, 1977).
Les anciens continuent de travailler : F. Gaffary donne une comédie historique Le Canon en marche (Zanburak, 1973) une farce sur les pantins enrichis de l’Iran du pétrole et F. Rahnema écrit son testament sur l’identité culturelle avec Le fils de l’Iran est sans nouvelle de sa mère (Pesar-e Iran, 1974).
Parmi les producteurs importants de l’époque il y a le Ministère de la Culture (1964) et la Radio Télévision Nationale (1966). Le premier avait l’administration du cinéma et de la cinémathèque et organisait dès 1972 le Festival International de Téhéran. La télévision dirigeait l’école supérieure de la T.V. et du film et subventionnait le Festival de Shiraz. Deux autres festivals annuels (films pour enfants et films iraniens) se déroulaient dès 1966.
En 1977, les opposants islamiques au régime du Shah commencèrent à brûler et à détruire des salles, «lieux où l’on projette des films corrompus». En deux ans, cent quatre-vingt deux salles (dont trente deux à Téhéran) durent fermer et la production annuelle qui avait atteint 90 films en 1972 tomba à 18 films en 1978. A la révolution de février 1979, certains comédiens, producteurs et réalisateurs furent arrêtés, condamnés ou interdits à l’écran. Les films iraniens et étrangers furent revus par la censure et en partie coupés. Les rapports avec les Etats-Unis cessèrent et les films des pays socialistes ou du Tiers-Monde composèrent la majorité des arrivages de l’étranger. La production nationale portait soit sur le crédo islamique, soit sur la critique de l’ancien régime et surtout sur la guerre d’agression de l’Irak (1980-1988) à laquelle plus de cinquante-six longs métrages furent consacrés. Le problème de la femme qui ne peut être, à la scène comme à l’écran, vue qu’avec un voile complique et limite terriblement les personnages féminins. La critique ne fut pas tendre pour l’ensemble de la production de cette période, qui, par l’excellent mensuel «Film» de Téhéran, fut traitée d’«inconsistante», de «mauvaise» et de «médiocre» et l’on qualifia ces «ridicules aventures» de «mots d’ordre superficiels».
Plus tard pourtant, les anciens cinéastes sortis des écoles spécialisées, une génération de jeunes formés à la culture et à la connaissance du cinéma international et un public d’amateurs avertis firent pression et les autorités comprirent que l’on pouvait mieux se servir de l’outil audiovisuel. Parmi les œuvres intéressantes de la période récente citons : B. Beyzaï La ballade de Tara, 1980, La Mort de Yazdgerd, 1983 et surtout Bashu, 1989. D. Mehrjui Les Locataires, (Ejareh neshinha) 1986. N. Taqvaï Capitaine Soleil, (Nakhoda Khorshid) 1986. A. Naderi Le Coureur 1985, et L’Eau, le vent, la terre 1988. M. Jafari Jowzani (Les Routes froides) 1985, Le lion de Pierre, (Shir-e Sangi) 1986. A. Jekan La Jument, (Madiyan) 1985. S. Shaqaqi, Une dot pour Robab 1987. A. Jalili La Gale 1989. S. Ebrahimifar Le Feu et le roseau (Nar o Ney) 1988 et K. Ayari Le Cri du démon (Tanureh- e div) 1985 et surtout Au delà des flammes (Ansuy-e Atash) 1987.
Les deux plus importants réalisateurs d’aujourd’hui sont Abbas Kiyarostami et Mohsen Makhmalbaf. Le second avec Le Camelot (Dastforush, 1986) Le Cycliste (Bicycle ran, 1988) et Le mariage des Elus (Arusi Khuban, 1988) bien que fortement influencé par le cinéma étranger dont Hitchcock et Fellini, apporte une violence et une force particulière à dénoncer non seulement la misère physique mais la dégradation morale d’une société qui, par la force des choses, ne pense qu’à la débrouillardise et à l’argent. Quant à A. Kiarostami qui avait, comme beaucoup d’autres, ses racines dans les années 1970 où il avait réalisé les excellents Voyageur (Mosafer, 1974) et Rapport (Gozaresh, 1977) donna avec Où est la maison de mon ami (Khaneh-ye dust Kojast, 1986) et Close- up (1989) des films qui au-delà des époques montrent, sous couvert d’un cinéma vérité saisi au vol, des images poétiques et tendres, savamment mises en scène, où soit la campagne, soit la cité participent à la vie de personnages éminemment justes.
Farrokh Gaffary