Quand j’étais jeune, j’ai vu Les nuits de Cabiria de Fellini et Jeux Interdits de René Clément. Dans la salle j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. D’avoir approché les personnages de façon aussi intime que les membres de ma famille, a fait que je me suis senti faire partie intégrante de l’humanité. Je me suis senti justifié. Alors, voir des films est devenu une obsession. J’en ai vu tant et tant que j’ai été forcé d’en faire. Je voulais toucher des gens que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vus, que je ne verrais jamais. Je voulais faire pleurer les gens des salles. Les emplir d’humanité. Je voulais travailler avec des gens: acteurs, réalisateurs, monteurs, qui voyaient aussi le monde en termes de sons et d’images immenses qui nous parlent dans l’obscurité. Je voulais privilégier le pouvoir de créer des idées et des sentiments.. Plus tard quand j’ai compris ce qui se passait dans la vie de mes compatriotes, j’ai décidé que moi aussi je voulais faire partie de ceux qui disent la vérité. Je voulais pleurer, je voulais déranger, mais surtout, je voulais être compté parmi les autres ».
Lino BROCKA (1984)
Manille a rencontré Lino Brocka
Manille a rencontré Lino Brocka. Lino Brocka a rencontré Manille. Dans les pièces qu’il monte, comme dans ses films, il y tous les remuements de Manille jusqu’aux cris. Le PETA, cette troupe de véritable théâtre populaire domiciliée dans ce lieu fait pour la représentation théâtrale, le Dulaang Rajah Sulayman dans les ruines de Fort Santiago, c’est avec l’enthousiasme d’un croisé qu’il la dirige. Prodigue de son temps, de son énergie et de l’argent qu’il gagne par ses films commerciaux pour tenter d’assurer les activités qui lui tiennent à coeur, argent qui lui file entre les doigts et lui fait sans cesse réinvestir jusqu’à l’épuisement son capital travail. Est-ce le foisonnement de ses activités qui l’a fait connaître de tous ? Est-ce parce que des millions de Manilenos le connaissent que, par osmose, il a su projeter leurs vies et leurs rêves sur l’écran et la scène. Lino Brocka c’est le rire d’une danse de joie. Un rire qui se propage comme le feu, un rire vengeur contre l’horreur, la tristesse, l’abaissement, l’humiliation, la décrépitude, un rire à secouer les montagnes. Le tragique devenu rire, et la cruauté devenue tendresse.
Pierre RISSIENT (1981)
Manille n’est plus Manille
Manille n’est plus Manille et Lino Brocka en est mort.
L’ineptie du régime Aquino a comme soufflé ce qui apparaissait alors comme le seul mouvement cinématographique vivant en Asie du Sud-est. Même les traîtres avaient quelque chose à dire, semble-t-il
Mais très vite, voire immédiatement, et bien au-delà du seul cinéma, tous les espoirs suscités par une illusion politique, dont nous n’avons peut-être pas retenu l’avertissement, allaient s’éteindre, et comme en conséquence Lino adopter un mode de vie dont, nous rendant complices de son ange de la mort, nous n’avons pas su, certains pas voulu, lui faire prendre conscience. La frénésie qui le poussait à se fuir de festival en hommage et d’hommage en festival à ne plus même pouvoir ou savoir se soucier de ses films, n’était peut-être plus « résistible », mais trop, l’art comme encouragé, sans doute était-ce tellement plus facile
Mais pour Insiang, Jaguar, Bona, Bayan-Ko, Maynila, les fulgurances de plusieurs de ses films commerciaux d’hier, frottons nous aujourd’hui les yeux, ouvrons-les, c’est ce que l’urgence de ces films demande, et sans doute est-ce le seul respect valable en face du Lino Brocka qui a compté. Beaucoup. Et fort.
Pierre RISSIENT (1991)