Bamako, janvier 91. Au moment où un jeune réalisateur cambodgien, Rithy Panh, prépare pour « Cinéma de notre temps » un portrait de Souleymane Cissé, les lycéens et les étudiants sont dans la rue, à la tête d’une manifestation de protestation contre l’arrestation du secrétaire général de l’Association des élèves et étudiants du Mali. Un mouvement du même ordre, pareillement suivi d’une terrible répression, apparaissait dans Finye, le troisième long métrage de Cissé, imaginé en 78-79 et tourné en 82, après une autre vague de protestation étudiante.
Février. Adama Drabo vient de terminer le montage de Ta Dona à Paris et s’arrête à Bamako avant d’aller présenter son film au Fespaco. Une projection est organisée pour le président et le ministre de l’Information. Moussa Traoré, incapable de proférer une parole cohérente, ne cesse de répéter : « Ta dona, ta dona » (« Le feu est entré, le feu est là…. »). Il faut dire que, dans le film, l’homme qui représente le pouvoir politique – un député corrompu qui devient ministre, mais que ses propres amis abandonnent et font arrêter pour enrichissement illicite quand il faut faire un exemple – s’appelle Samou Traoré. A bon entendeur…
Fin mars. Les forces de sécurité tirent sur des lycéens qui réclament la démocratie. Immédiatement tout le monde – femmes, enfants, étudiants, associations, syndicats – descend dans la rue et ne la quittera plus jusqu’à ce que Moussa Traoré soit arrêté.
Mai. Cheick Oumar Sissoko, auteur de Nyamanton et de Finzan et par ailleurs numéro deux du Comité National d’Initiative Démocratique, est nommé directeur du Centre National de la Production Cinématographique.
Août. La conférence nationale élabore la nouvelle constitution. Cissé se bat comme un diable pour y faire inscrire le droit à la création artistique.
C’est parce que le cinéma apparaissait comme un instrument de développement particulièrement adapté à une population en grande majorité analphabète que fut créé en 1962 l’Office cinématographique national du Mali (Ocinam). Dans les premiers temps, faute de moyens et de formation, la production se ramène à des courts métrages – essentiellement actualités et documentaires sur le monde rural et les activités culturelles.
Puis Djibril Kouyate, Souleymane Cissé et Kalifa Dienta partent à Moscou, Alkaly Kaba au Canada, Issa Falaba Traoré en RDA, Sega Coulibaly et Cheick Oumar Sissoko en France, pour suivre des études cinématographiques. A leur retour, tous vont réaliser des fictions, dont le point commun est une très forte implication dans le réel.
C’est qu’entre-temps le pays a changé. Modibo Keita a été renversé par un coup d’Etat militaire dirigé par Moussa Traoré. Il apparaît de plus en plus clairement que le nouveau régime est incapable de réaliser les grands espoirs de l’indépendance et, pire, qu’il n’a en fait d’autre souci que sa propre existence et l’enrichissement de ses cadres. Chacun doit alors choisir son camp et, en premier lieu, les hommes de parole et de communication.
Le cinéma devient ainsi un instrument privilégié de dénonciation, de lutte et d’émancipation. Il ne sera jamais de l’art pour l’art, de l’art hors du réel, hors du social. Pour Cissé, pour Sissoko, pour Drabo, le cinéma est un outil de compréhension d’une société complexe, bloquée dans son besoin d’évolution, un moyen d’éclairer la réalité pour pouvoir la modifier. Mais il n’en est pas pour autant un cinéma didactique parce qu’il est profondément enraciné dans une culture vraie, où la parole, la gestuelle, l’espace ont leur esthétique et leur rythme propres. La façon dont Cissé éclaire les visages, les filme comme des sculptures…
Le plaisir cinématographique que nous propose le Mali est autre. La densité des personnages, l’image, la technique du récit sont particulières. Humour et poésie, ancrage dans le quotidien, présence de la nature, rôle du sacré, ces notions qui, pour un esprit strictement cartésien, apparaissent quelque peu contradictoires, se juxtaposent ici avec bonheur. Le récit est construit de façon éclatée, selon le schéma de la tradition orale. Il semble parfois vagabonder, il se permet d’apparentes digressions, mais le fil conducteur n’est jamais perdu.
Chaque scène, chaque séquence est pleine de notations, d’informations, gratuites en quelque sorte, qui ne sont pas strictement nécessaires au développement de « l’histoire »mais qui apportent quelque chose de plus sur le vécu, l’environnement ou la culture. Ainsi dans Baara, le renvoi, extrêmement violent, d’une femme par son mari. Dans « Nyamanton« , en arrière-plan de la promenade en ville de Kalifa et de son père, on voit un grand bâtiment vide, que tout habitant de Bamako identifie immédiatement comme l’internat construit pour les boursiers de province mais qui ne fonctionne pas, alors que les mouvements étudiants revendiquent en vain depuis longtemps l’hébergement des élèves d’origine modeste. Dans Ta Dona, la scène où les jeunes circoncis piègent Fabou, l’ami de Sidy, ou encore le concours de labourage.
Certains critiques ont opposé cinéma rural et cinéma urbain, films réalistes et films poétiques ou intemporels. Baara, Finye, Nyamanton représenteraient le cinéma urbain, A banna et Niéba, la journée d’une paysanne » le cinéma rural, tandis que « Yeelen » appartiendrait au cinéma « mythique ». Une telle classification semble un peu factice car tous ces films, quel que soit l’espace géographique ou historique où ils se situent, parlent du présent et s’adressent aux contemporains. C’est évident pour certains thèmes : l’émergence de la classe ouvrière Baara, les étudiants face au pouvoir Finye, les ratages de la scolarisation et le travail des enfants Nyamanton…. Par contre, dans Yeelen qui met en scène les rapports conflictuels de Nianankoro et de son père Soma, tous deux initiés possèdent un grand savoir et des pouvoirs exceptionnels, l’action se passe en des temps reculés, non déterminés. Pourtant c’est à une interrogation et une réflexion sur la transmission du savoir et l’utilisation que l’on en fait, pour son usage personnel ou pour le bien de toute la communauté – questions actuelles s’il en est – que Cissé invite le spectateur.
A la différence d’autres peuples qui ont subi la colonisation, les Maliens n’ont pas fantasmé sur l’image du Blanc. Ils n’ont pas de compte de ce genre à régler. Mais, après tant d’images d’eux-mêmes fabriquées par d’autres et conçues pour d’autres, le temps est venu d’affirmer et de communiquer au monde leur propre regard. Pourtant, chaque film est une entreprise extrêmement difficile à monter, qu’on n’est jamais sûr de mener à son terme et à chaque nouveau projet, il faut tout recommencer, repartir à zéro. Rien n’est jamais acquis. Pour Ta Dona, Adama Drabo avait obtenu l’aide française en mai 1988, mais il n’a pas pu tourner avant fin 89- Cheick Oumar Sissoko n’a rien fait depuis Finzan (1988). C’est en 1987 que Yeelen a été primé à Cannes. Il aura fallu quatre ans à Souleymane Cissé, qui est cependant considéré comme le plus grand cinéaste africain d’aujourd’hui, pour mettre en place la production de Waati , Le temps ….
Thérèse-Marie Deffontaines
Cinq jours d’une vie – Souleymane CISSE – 1973
La fille (den muso) -Souleymane CISSE – 1975
Le vent (finye) – Souleymane CISSE – 1982
Le destin (mogho-dakan) – Sega DIAMBERE COULIBALY – 1976
C’est fini (a banna) – Kalifa DIENTA – 1980
La leçon des ordures (nyamanton) – Cheick Omar SISSOKO – 1985
Finzan – Cheick Omar SISSOKO – 1989
L’orphelin (falato) – Mahmadou CISSE – 1989
Le pagne sacré (bamunan) – Issa FALABA TRAORE – 1990
Au feu (ta donna) – Adamo DRABO – 1991