LE CINEMA DE TAIWAN : OBSERVATIONS ET PROPOSITIONS
Le cinéma qui se produit à Taiwan est-il du « cinéma taïwanais » ou du « cinéma chinois » ? La question semblera abstraite mais elle est probablement une question de fond. Le cinéma de Taiwan est bien sûr du « cinéma taïwanais » mais la majorité des Taïwanais persiste à croire qu’il s’agit du cinéma chinois, ou du moins d’une « sorte » de cinéma chinois. Pour appréhender le complexe problème Chine/Taiwan il faudrait avant tout étudier à fond l’histoire, l’idéologie, et la politique réelles des deux pays; mon propos ne sera pas ici de me lancer dans ce difficile débat mais de partir de cette réalité controversée pour expliquer son influence ou sa possible influence sur le cinéma de Taiwan.
La qualification géographique d’une cinématographie est un problème secondaire qui semble n’avoir aucun rapport avec ce que sont créer des films et voir des films, mais l’expérience singulière de Taiwan montre que les espoirs que les critiques et la fraction la plus exigeante du public placent dans le cinéma de Taiwan et ceux que les cinéastes nourrissent pour les films qu’ils produisent, sont indissociables du problème confus de l’identification par rapport à la Chine/à Taiwan. Depuis plus de trente ans, nous ne parlons que du caractère chinois, de l’esthétique chinoise, et jamais du caractère taïwanais ni de l’esthétique taïwanaise. Le problème aurait sans doute été de solution facile si la Taiwan d’il y a trente ans avait été qu’un désert sans histoire ni culture ni propres, sans même une nombreuse population d’origine.
Mais aujourd’hui encore personne n’est en mesure d’affirmer que Taiwan a été sinisée après 45-49 ou au contraire que les Chinois installés à Taiwan après cette date ont été taïwanisés. La culture de Taiwan a bien entendu toujours été un rameau de la culture chinoise, et il en sera certainement ainsi à l’avenir. Mais le fait est qu’après une aussi longue période de séparation, les modes d’expression taïwanais n’ont pu que s’éloigner de plus en plus du continent. C’est sans doute dans le cinéma que ce paradoxe, fait d’une constante nostalgie et d’un sentiment croissant d’éloignement, se manifeste le plus clairement. Ainsi par exemple, le public taïwanais peut-il très facilement identifier les personnages, situations et péripéties du film de Xie Jing, mais les gestes, les voix, en d’autres termes ce qui constitue l’ »être chinois » de ce film deviendront pour le public (et le cinéastes) de Taiwan un autre désiré mais impossible. Ce qui appelle simultanément deux observations :
Tout un groupe de réalisateurs ou scénaristes ayant travaillé à Taiwan ces vingt dernières années et qui y sont devenus célèbres, est constitué de ce qu’on appelle des « étrangers » (Ndt: Waisheng ren, mot à mot : originaires d’autres provinces c’est-à-dire des gens qui n’habitaient pas à Taiwan avant la deuxième guerre mondiale et dont la langue maternelle n’est pas la langue du Fujian. Le ressort créatif de ces cinéastes est généralement leur expérience et leur connaissance de la Chine; leurs films sont pratiquement tous en mandarin. Bien que cette orientation coïncide avec l’idéologie du pouvoir, elle fait en sorte, par ailleurs, que le travail cinématographique reste très loin de la réalité taïwanaise. Parmi ces cinéastes, Hu Jinquan se dédouane par le style, Li Hanxiang retourne aux décors de studios de films historiques de Hong Kong, tandis que les autres ne peuvent que contempler impuissants la « vieille Chine » qu’ils tiennent entre leurs mains se réduire, se raréfier et devenir de moins en moins attirante.
Tragique ironie: s’il est prouvé que la tendance à la seule « sinisation » s’avère peu saine, il n’est pas si simple de retrouver le chemin du « cinéma taïwanais » En raison de l’influence, pendant de longues années, d’une situation politique délicate et de la stratégie officielle taïwanaise, bien que chacun se situe dans la dialectique Chine/Taiwan, peu nombreux sont ceux qui peuvent s’auto-interroger en toute conscience sur ce problème. Si le « cinéma chinois » est l’Autre impossible, le « cinéma taïwanais » est, lui, l’Autre perdu. Si on compare les chiffres de la production de films de fiction et ceux de la fréquentation, Taiwan apparaît comme un pays où l’industrie cinématographique est extrêmement vivace. D’après les statistiques de l’UNESCO, en 1966 Taiwan a produit 257 films de fiction (ce qui la plaçait au 3ème rang mondial derrière le Japon et l’Inde), pour 734 salles. Ces chiffres sont d’autant plus frappants si on fait le rapprochement avec la population à l’époque (14 millions d’habitants) et avec le fait que la Taiwan était alors dans une phase de décollage économique. Si la quantité de films produits prouve que les Taïwanais aiment le cinéma, elle ne garantit en rien la qualité de ces mêmes films. En réalité, c’est sans doute justement cette quantité extraordinaire de production et de consommation qui fait que l’industrie cinématographique taïwanaise est toujours en proie à l’opportunisme et à la spéculation à courte vue. En toutes ces années et parmi tant de films, on trouvera sans doute à peine une douzaine d’oeuvres dignes de ce nom. Taiwan n’a pas dans l’ensemble de culture cinématographique au sens plein. Il en était ainsi dans les année soixante, il en a été de même dans les années soixante-dix.
La médiocrité des produits taïwanais, l’attirance du public pour les films étrangers (et surtout pour les productions hollywoodiennes) et l’influence de la télévision sont des facteurs importants de la diminution soudaine, dans la deuxième moitié des années soixante, de la production cinématographique taïwanaise. Sous la poussée du cinéma de Hong Kong dans son emballage nouveau, avec le déferlement des vidéocassettes, le cinéma taïwanais est peu à peu descendu à son niveau le plus bas du point de vue de la quantité comme de la qualité. Il est de fait que ces dernières années le cinéma de Hong Kong a accompli des progrès considérables dans le domaine du renouvellement des genres (ex. la comédie « Kongfu »), de la qualité des films et de leur distribution commerciale. Ces progrès ont fait que les professionnels taïwanais se sont trouvés distancés dans leur capacité à créer du « spectacle », si bien que les productions taïwanaises non seulement ont perdu une bonne part de leur public local mais ont aussi notablement reculé sur les marchés chinois d’outremer (Asie du Sud-Est et continent nord-américain). Si on la compare avec la menace que représente la vidéocassette pour le cinéma taïwanais dans les année 80 , la télévision et son expansion à partir des années 60, ne sont que des éléments secondaires. Les négligences du gouvernement dans le domaine du copyright et du droit d’auteur ont fait qu’en une nuit les rues de Taiwan se sont emplies de vidéoclubs de toutes sortes, légaux et illégaux, qui louent à bas prix (entre la moitié et le quart d’une place de cinéma), tous types de films taïwanais, japonais, américains. Bas prix mis à part, le public taïwanais a découvert que la vidéocassette lui permettait de choisir à tout moment et n’importe où les films dont il pouvait avoir envie, mais surtout que ces programmes ne devaient pas nécessairement passer par la censure. Ce dernier point est en fait déterminant dans la signification qu’a revêtue à Taiwan l’apparition de la vidéocassette, il a directement transformé les goûts et intérêts du public, et indirectement obligé le gouvernement taïwanais à réviser ses trop sévères mesures de censure. La circulation des vidéocassettes est soudain devenue « la zone libérée »des médias taïwanais.
En 1982, le CMPC (Zhongyang dianying gongsi = Compagnie cinématographique centrale) dans le cadre de sa politique de renouvellement et de recherche de talents nouveaux, rassembla les peu abondants capitaux nécessaires pour
faire réaliser à 4 jeunes (dont aucun n’avait auparavant fait de film commercial) les 4 parties d’environ 20 minutes chacune) d’un film à sketches, Guangyin de gushi (In our time). Dans la mesure où ce film brisait quelques uns des vieux carcans du cinéma taïwanais (par ex. par le recours à des acteurs qui n’étaient pas des locomotives du box office, la post-synchronisation par les acteurs eux mêmes, un certain prosaïsme dramatique) il obtint un certain soutien de la part de l’opinion publique. Plus important encore, ce ne fut en aucun cas un échec commercial.
Début 83, la Compagnie Wan nian qing (Evergreen) fondée par un groupe de jeunes scénaristes, réalisateurs, opérateurs etc. travaillant depuis longtemps dans le cinéma de façon tout à fait anonyme, produit le film Xiao bi de gushi (Growing up) d’après une nouvelle. Le film était bien plus sophistiqué que les films populaires (tongsu ju) habituels sur le plan de la création; bien que le film n’ait ni star ni « happy ending » il attira un énorme public et devint la « bête curieuse » de cette période de reflux du cinéma taïwanais. Peu après, à la suite du succès de l’expérience In our time, le CMPC fit à nouveau travailler 3 jeunes sur un autre film à sketches Erzi de da wan’ou (The Sandwich Man). Le film rompait avec certaines conceptions traditionnelles du cinéma, mais surtout le sujet lui-même brisait certains interdits politiques, ce qui déclencha une bataille pour la liberté d’expression et contre la censure dans le domaine cinématographique. Par la suite, le plus apprécié des 4 jeunes réalisateurs de In our time Edward Yang, acheva son premier long métrage de fiction Haitan de Yitian (Thatday on the beach). Dans les 6 derniers mois de la même année, les 3 réalisateurs de « The Sandwich Man » réalisèrent successivement leurs premiers longs métrages: Feng guilai de ren » (Those youthful days) de Hou Hsia Hsien, You ma cai zai (Ah Fei) de Wan Ren, et Wu li de xiao sheng Nature is quite beautiful de Zeng Zhuangxiang. C’est à ce moment que les médias et certains critiques commencèrent prudemment à employer l’expression « nouveau cinéma taïwanais ».
Il semblerait en apparence évident que ces films (et d’autres de moindre importance que je n’ai pas cités) aient un point de départ et des intentions comparables. Tout d’abord, tous souhaitent plus ou moins en finir avec le conservatisme des cinéastes de la plans moyens ou des plans d’ensemble, on n’y trouve pratiquement aucun gros plan. En dehors du projet formel, de la recherche de distanciation que manifestent ces plans séquences, ces jeux sur le hors-champ, cette insistance sur l’éloignement de la caméra etc. ce film fait apparaître un espace cinématographique original comme à travers des génération précédente et certaines de leurs plus rétrogrades superstitions et manifestations d’ignorance (dépendance envers le scope, les stars, les genres etc.).
Ensuite, la fabrication et la distribution de ces films est étroitement liée au système commercial taïwanais, et donc si chacun des réalisateurs nourrit des espoirs différents, tous ont en commun de vouloir aussi gagner de l’argent. Enfin, les recettes importantes faites par la majorité de ces « nouveaux films » manifestent qu’ils ont en quelque sorte reconstitué partiellement le public du cinéma taïwanais, ce qui a amené les investisseurs du cinéma à croire en de nouveaux auteurs et de nouveaux sujets.
Il nous est par ailleurs facile de découvrir que l’axe narratif le plus important de ces films s’articulent autour du « passé » et de la « maturité » (du « devenir adulte »). Et dans la mesure où ces films cherchent à tout prix à re-introduire les expériences de la vie taïwanaise (que ce soit la conscience middle-class de That day on the beach ou les classes inférieures exploitées de The Sandwich Man, sous un certain angle, le »passé » et le « devenir adulte » des personnages peuvent être assimilés à ceux de Taiwan elle-même. Il est bien sûr toujours dangereux de réduire et généraliser à propos d’oeuvres dont les intentions et la forme diffèrent assez sensiblement. Cependant, après avoir supporté pendant 30 ans tous ces films sans grand rapport avec l’environnement réel je ne peux m’empêcher de voir en ces « nouveaux films » réalisés par de jeunes réalisateurs et scénaristes, les débuts d’un regard vers l’arrière, d’une réflexion/reflet portés sur cette terre où nous avons grandi. Malgré son caractère inabouti, encore superficiel cette réflexion/reflet est néanmoins le premier pas absolu vers la construction d’une »conscience de terroir » du cinéma taïwanais.
Certaines caractéristiques formelles de ces films récents signifient aussi le rapport qu’ont ces nouveaux réalisateurs aux médias qu’ils pratiquent, le cinéma. Sur le plan de la méthode de narration, tous commencent à utiliser couramment le flashback, l’ellipse et autres techniques. Si dans The Sandwich Man, These youthful days, Nature is quitebeautiful etc les flashbacks sont organisés de façon plutôt standard, dans « That day on the beach » ils se compliquent au point de friser la confusion et la répétitivité. L’apparition massive de ces procédés convient bien sûr au thème « retour au passé », mais elle représente aussi une manifestation des tentatives, de la quête de ces nouveaux réalisateurs pour parvenir à un mode narratif plus « moderne et plus libre ». Le temps transformera probablement ces procédés un peu envahissants en fétiches dépassés.
Autre phénomène intéressant: ce « nouveau cinéma » semble avoir recours bien plus que le cinéma taïwanais du passé aux prises longues. Bien que la préoccupation majeure du cinéma commercial courant de Taiwan soit de stimuler les sens sur un rythme de plus en plus rapide, la plupart des nouveaux réalisateurs persistent à croire que seules des prises longues peuvent préserver l’intégrité de l’espace et du temps, s’accorder aux sentiments des personnages et donc garantir une plus grande « fidélité au réel ». Il y a longtemps que cette quête de réalisme/naturalisme a été renvoyée au monde de contes de fées, cependant sa mise en pratique donne en l’occurence d’assez beaux résultats. Elle constitue certes une sorte de provocation à l’encontre du public du cinéma taïwanais « traditionnel », mais il s’agit moins, par ailleurs, de réagir contre la façon conventionnelle de voir les films que de rester proche des sentiments et idées de certains intellectuels des classes moyennes ou de certains étudiants taïwanais (public qui en principe ne va pas voir des films taïwanais). Plus encore, dans des contextes différents, les prises longues peuvent avoir des conceptions et des fonctions totalement différentes, dans Ah Fei de Wan Ren elles sont un des éléments nécessaires du drame populaire classique. Dans That Day on the beach elles servent à provoquer l’adhésion au réalisme poétique. Dans These youthful days de Hou Hsiao Hsien la prise longue devient un principe formel auto-référent en soi.
Un examen de « These youthful days » dans son ensemble sur le plan formel montre qu’il s’agit d’une oeuvre qui mérite une attention particulière. Tout d’abord la durée des prises est encore plus longue que clans les autres films, mais surtout elles se conjuguent souvent avec l’emploi des espaces hors-champ. Ensuite, la majorité des plans de ce film sont des plans moyens ou des plans d’ensemble, on n’y trouve pratiquement aucun gros plan. En dehors du projet formel, de la recherche de distanciation que manifestent ces plans séquences, ces jeux sur le hors-champ, cette insistance sur l’éloignement de la caméra etc. ce film fait apparaître un espace cinématographique original comme à travers des portes et fenêtres grandes ouvertes, un espace cinématographique encore jamais apparu dans le cinéma taïwanais, et une idée de profond enracinement dans la terre taïwanaise.
Les changements intervenus ces deux dernières années dans l’industrie et dans la création cinématographique taïwanaises sont sans doute des signes positifs. Nous n’avons pas encore vu d’oeuvres véritablement abouties, véritablement importantes . Mais ces nouveaux auteurs pourront peut-être faire des films encore meilleurs, la consommation des films par le public gagnera en souplesse et des hommes neufs plus nombreux encore entreront dans le monde du cinéma; jusqu’à la politique gouvernementale en matière de censure cinématographique qui s’adoucit progressivement. Une grave crise subsiste cependant. En dehors des difficultés que peuvent rencontrer tous les lieux de production du cinéma l’obstacle majeur au développement du cinéma taïwanais reste son manque d’ouverture idéologique. Interdire l’existence de tout point de vue critique au sein de la création et des médias est non seulement politiquement naïf, mais surtout ne peut que produire des résultats esthétiquement médiocres.
Chen GUOFU
Traduit du chinois par Marie-Pierre Mûller
Bien que ce texte soit ancien, il nous a paru très intéressant de le publier. Ecrit à une époque charnière de la cinématographie taïwanaise, c’est-à-dire peu après l’émergence de la nouvelle vague taïwanaise, ce texte, toujours d’actualité, nous a paru et nous paraît toujours essentiel pour mieux comprendre l’évolution de cette cinématographie. Il correspond au point de départ de notre rétrospective qui couvre les dix dernières années, de 1983 à 1993. Comment la cinématographie taïwanaise a-t-elle évolué ? Je dirais très favorablement dans la mesure où les cinéastes tels Hou Hsiao Hsien, Edward YAng, Chen Kun-Hou… ont pu continuer à réaliser de nouveaux films dont certains leur ont permis d’acquérir une notoriété internationale et que de nouveaux cinéastes ont pu s’affirmer, tels Tsai Ming-liang, cinéaste très prometteur. Riche, dense, variée la Cinématographie taïwanaise n’a pas fini de nous réserver de bonnes surprises et la vision des 16 films sélectionnés pour cette rétrospective en apportera la preuve.