Lorsque j’ai créé ma société de production, Cinétéléfilms, en 1984, je crois que j’ai eu trois motivations :
- je ne pouvais arriver à l’âge de 40 ans (j’en avais 38 à l’époque) et rester un « mercenaire » du cinéma mondial (technicien pressé travaillant pour des films dans tous les continents depuis 1966).
- je ne me reconnaissais que peu de talent en tant que réalisateur mais j’avais du plaisir, par contre, à organiser un tournage, résoudre et contourner les difficultés des films des autres.
- mais c’est la lecture du scénario du film qui sera ma première production et le premier long métrage de Nouri Bouzid, L’Homme de cendres, qui m’a poussé à franchir le Rubicon.
Quelque part, je dois avoir l’âme à la fois d’un sacré joueur, d’un homme qui aime le pouvoir et d’un homme qui soigne un sur-moi très développé.
Etre producteur, en effet, dans un pays sans marché intérieur (la Tunisie) est une gageure si l’on considère qu’il faut s’assurer un public de 200 000 spectateurs (dans un pays qui ne compte que 70 salles pour une population de 8 millions d’habitants) pour couvrir les frais d’édition d’un film. Il faut faire aussi avec une billetterie non contrôlable et des rapports et conditions de travail en dehors du circuit économique : les banques ne donnant aucune avance sur facture, aucun nantissement sur les contrats. Par ailleurs, en dehors de l’aide publique qui représente 15 à 20 % des coûts réels d’un film, il n’y a aucun moyen de financement ou de pré-financement de la production. J’ai souvent dû fournir en garantie, pour obtenir des petits prêts auprès des banques de la place, des titres de propriétés de ma propre famille. D’autre part, et exception faite de l’Algérie et du Maroc, je n’ai jamais pu exporter une seule image de mes films vers ce qui aurait dû être mon marché naturel : le Monde Arabe. Cette aire géographique partageant une culture commune est restée fermée à mes productions pour des raisons d’espaces de libertés non équivalents ou pour des prétextes linguistiques : la Tunisie donnant effectivement plus de liberté à ses créateurs et le public tunisien étant plus tolérant que partout ailleurs dans le monde arabe. Quant au choix du dialectal tunisien au détriment de l’arabe classique, s’il m’a valu d’énormes succès en Tunisie, a été un obstacle dans les autres pays arabes. D’où le sentiment d’être un trapéziste sans filet, un investisseur sans marché et sans financement.
Décider de la vie, de l’existence, donc du transfert sur pellicule d’une œuvre littéraire au départ (scénario) est une responsabilité énorme mais c’est là qu’est tout le pouvoir du producteur. A-t-il une science infuse pour deviner les goûts du public, ce qui va marcher et ce qui va marcher moins, pourquoi ce film maintenant ? cet auteur maintenant ? ce sujet maintenant ? Pourquoi produire celui-ci et non celui-là ?… Dans ces moments-là, un producteur est tout seul face aux chiffres – son handicap majeur – et à un texte qu’il met en balance avec ces quelques ingrédients magiques que sont les auteurs, les comédiens et les techniciens. J’ai eu quelques atouts en Tunisie, cependant, où j’ai pu bénéficier du niveau exceptionnel des techniciens, du talent de quelques auteurs et de l’audace de certains sujets. Je me suis tenu, par ailleurs, à une formule : « Sincérité et crédibilité ». Sincérité dans le propos et crédibilité de tout ce qu’il y avait à l’image.
Pourquoi décide-t-on, adolescent, de faire du cinéma ? Comment y vient-on ? Le cinéma, pour un enfant, c’est magique. C’est une magie en noir et blanc ou en couleurs dans une salle obscure où l’on est seul avec ses héros. A 9 ans, j’ai découvert pour la première fois le cinéma : un mélo avec Mohamed Abdelwahad (vedette, incontestée à ce jour, de la chanson arabe), un film égyptien exceptionnel qui s’intitulait La rose blanche. Enfin, je donnais un visage à des chanteuses et des chanteurs qui berçaient mes soirées. A l’époque, la télévision n’existait pas, elle n’avait pas encore banalisé l’image et je ne savais pas encore qu’il n’y avait personne, sur cette scène qu’était pour moi l’écran, que des personnages de celluloïd. Les ciné-clubs ont fait le reste : une découverte quotidienne du cinéma et l’on notait sur un petit carnet les titres des films, les noms des réalisateurs, des interprètes et, même, des techniciens pour mémoriser ce monde fantastique. C’est peut-être à ce moment-là qu’est née une vocation. J’avais l’impression que ceux qui créaient cette magie étaient des surhommes, des immortels. La preuve en était que leurs noms revenaient toujours. Sans doute est-ce l’envie de leur ressembler, d’être à son tour un surhomme qui fait qu’un adolescent peut avoir envie de faire ce métier. Sans calculer les conséquences d’un choix aussi peu commun et quelquefois même, dramatique.
A la question qu’on lui posait : « Que fait ton fils aîné ? », ma mère a longtemps répondu « il travaille à la télévision… », pensant, sans doute, qu’il valait mieux me faire passer pour un fonctionnaire travaillant dans une institution publique plutôt que de dire que je faisais du « cinéma », avouer que j’étais un artiste, c’est-à-dire quelque chose d’assimilable à une danseuse du ventre, en quelque sorte…
Le Producteur
Ahmed B. ATTIA