Bien que le premier film chinois soit né à Pékin, c’est à Shanghaï, quinze années plus tard, que l’industrie cinématographique voit le jour. Ce n’est pas aussi paradoxal que l’on pourrait le croire. Au début du siècle, la Chine ne possède pas encore les ressources nécessaires, aussi bien techniques que financières, pour développer une industrie aussi nouvelle que celle du cinéma. Après la chute de la dernière dynastie impériale en 1911, le centre politique et économique de Chine commence à se déplacer vers le Sud, et Shanghaï, que certains occidentaux surnomment » Le paradis des aventuriers », devient dans les années 20, le plus grand port commercial et le plus grand centre financier de Chine.
Avant les années 20, des Chinois ont, à plusieurs reprises, essayé de produire des courts métrages tant documentaires que comiques. La plupart de ces essais avaient bénéficié de l’appui financier ou technique d’étrangers. Le succès de ces courts métrages et surtout de trois longs métrages de fiction* produits en 1921, encourage largement les investisseurs chinois à créer leurs propres entreprises cinématographiques. Dès lors, fleurissent en Chine de nombreuses compagnies cinématographiques. D’après un document historique, on en compte plus de 170 au milieu des années 20, dont plus de 140 à Shanghaï. On est en présence d’un véritable engouement et le cinéma apparaît comme quelque chose qui peut être très rentable. Néanmoins, seules 3 ou 4 compagnies peuvent supporter la concurrence et s’imposer : Mingxing (Etoiles), Tianyi (Ciels unis), et Dazhonghua-Baihe(La Grande Chine – Lys). Vers 1930, Linhua (Alliance chinoise) se joint aux autres pour essayer d’exercer un véritable monopole sur la production, l’exploitation et la distribution. D’après les traditions confucianistes, les Arts et Lettres n’existent que pour leur fonction d’éducation. Or, chaque compagnie se donne un objectif : Mingxing, celui de réveiller la conscience sociale, Tianyi de sauvegarder l’éthique traditionnelle et Dazhonhua-Baihe de prêcher l’esthétisme. Lianhua, la plus ambitieuse, s’engage à diriger le public dans la voie de l’évolution !
L’industrie du cinéma chinois naît et se développe dans les années les plus tourmentées de l’Histoire de Chine. Les forces féodales ne sont pas retirées de l’arène politique avec la chute de la dynastie impériale. Les seigneurs de guerre se disputent sans cesse leurs domaines. Les puissances impérialistes continuent à exploiter et à oppresser le peuple chinois. La victoire révolutionnaire sur les seigneurs de guerre est suivie du règne de la terreur blanche, que la trahison du Kuomintang impose au peuple. En 1931, les militaires japonais attaquent la Chine du Nord-Est, puis au début de l’année 1932, bombardent Shanghaï ! Toute la nation s’alarme, malgré la politique de non-résistance appliquée par les autorités réactionnaires, l’appel des masses à la défense nationale prend de l’ampleur, et quand les Japonais envahissent la Chine en 1937, la guerre de résistance contre les Japonais éclate. Elle dure huit ans et entraîne la mort de 35 millions de Chinois.
Le cinéma est un art populaire, mais onéreux. Son existence, sans parler de son développement, dépend largement de l’audience. Seuls les films qui font recette permettent aux studios de continuer leurs productions, et seuls les fils appréciés par le peuple font recette. De même, seuls les cinéastes qui partagent les opinions des masses deviennent célèbres. Entre 1921 et 1937, Shanghaï produit plus de 1100 films ; ce nombre prouve la prospérité de l’industrie pendant ces années. La production cinématographique de chaque période est très révélatrice de la vie et de l’opinion des masses. Par exemple, avant 1927, les films tournés portent sur le destin des femmes, des enfants et des autres personnes « faibles » dans une société patriarcale. Ces films reflètent le désir ardent d’un changement radical de cette situation. La population attend que les expéditions de l’armée révolutionnaire dans le Nord en finissent avec les seigneurs de guerre et les autres forces féodales, afin d’unifier le pays et d’établir le pouvoir républicain et démocratique. Mais la victoire de 1927 est suivie de la terreur blanche. Dès lors, les films de cape et d’épée ont du succès, car les autorités au pouvoir étouffent la création de films à thèse. Peut-être aussi parce que le public désenchanté et impuissant trouve une consolation dans les faits et gestes de ces héros mystérieux, qui pour rendre justice, sont capables de réaliser l’impossible.
Zhang Shichuan et son partenaire Zheng Zhengqiu, deux grands pionniers du cinéma chinois, réalisateurs de L’Orphelin a sauvé son grand-père (1923) ou d’Une dame à Shanghaï (1925), tournent en 1928 L’incendie du temple du lotus rouge »(Huo Shao Hong Lian Si), un des films de cape et d’épée chinois qui remporte le plus de succès. Les critiques n’apprécient guère ces films, surtout parce qu’ils tendaient à se transformer en mystère et superstition. Mais leur influence est si grande que l’esthète Shi Dongshan et le talentueux débutant Sun Yu les prennent pour modèle. Bien sûr plus tard ils ne reviendront jamais à ce genre de films.
L’invasion japonaise en 1931, indigne le peuple chinois et les cinéastes chinois reviennent aux thèmes sociaux. Cette fois, réunis autour des gauchistes, ils cherchent, d’une part à se parer contre la censure rigoureuse du gouvernement réactionnaire, qui s’oppose à toute expression révolutionnaire et de résistance anti-japonaise, et d’autre part à dénoncer sinueusement la réalité ténébreuse. Et c’est l’époque des chefs-d’œuvre ! L’époque où l’art du cinéma chinois atteint sa maturité.
Quelques titres significatifs de cette période : Torrent et courroux (Kuan-gliu, de Cheng Bugao, 1932), La lumière maternelle (Muqing Zhi Guang, de Bu Wancang, 1933), La divine (Shen Nu de Wu Yonggang, 1934), Le petit jouet (Xiao Wanyi de Sun Yu, 1934), La route (Dalu, de Sun Yu, 1934), Femmes nouvelles(Xin Nùxing, de Cai Chusheng, 1935), Les chevreaux égarés (Mitu de Gaoyang, de Cai Chusheng, 1936), Le carrefour (Shizi Lukou, de Chen Xilin, 1937), Les anges du boulevard (Malu Tianshi, de Yuan Muzhi, 1937)…
Lors d’une rétrospective de films chinois à Turin en 1982, un critique italien s’écria d’étonnement : « Mais c’est dans les années 30 en Chine que le néoréalisme est né! « Il n’est plus bel éloge que l’on ne pourrait faire à propos du cinéma de Shanghaï.
Mais malheureusement la guerre a tout détruit ! Si l’on peut encore, de 1938 à 1940, profiter des concessions anglaises ou françaises de Shanghaï (soit-disant îlots isolés) pour tourner quelques films patriotiques, l’éclat de la guerre du Pacifique rend cela impossible, sauf pour le tournage des films de collaboration. Il faut encore attendre quatre ans pour voir le cinéma chinois se rétablir. La guerre anti-japonaise se termine en automne 1945 par la capitulation de l’envahisseur. L’expérience vécue dans les années de guerre, la lutte des classes et les conflits sociaux qui se multiplient de plus en plus à la veille de la chute du pouvoir du kuomintang ; tout cela fournit des thèmes riches aux cinéastes de Shanghaï, qui ayant subi l’épreuve du feu, sont devenus plus sensibles, plus combatifs et plus mûrs dans leur art. Et ce fut l’autre époque des chefs-d’oeuvre. La compagnie Kunlun devient le foyer des cinéastes progressistes, la compagnie Wenhua et d’autres petites entreprises cinématographiques rassemblent les intellectuels modérés. Les uns et les autres créent des films de qualité ; ce qui n’empêche pas aussi de voir quelques chefs-d’œuvre produits par les studios contrôlés par les autorités réactionnaires : L’amour lointain (Yaoyuan de Ai, de Chen Liting, 1947), Le rêve du Paradis (Tiantang Chunmeng, de Tang Xiaodan, 1947), Dix mille foyers de lumière (Wanjia Denghuo, de Shen Fu, 1948), L’espoir existe dans le monde (Xiwang Zai Renjian, de Shen Fu, 1949), La vie errante de San Mao (Sanmao Liulang Ji, de Zhao Ming et Yan Gong, 1949)… Tous ces films sont comparables avec n’importe quels films contemporains étrangers. Mais, selon moi, les films chinois les plus remarquables sont Les Larmes du Yangzi (Yijiang Chunshui Xiang Dongliu, de Cai Chusheng et Zeng Junli, 1947), Le printemps d’une petite ville (Xiaocheng Zhi Chun, de Fei Mu, 1948), Le corbeau et les moineaux (Wuya Yu Maque, de Zhang Junli).
Les larmes du Yangzi est une sorte d’épopée. A travers les vicissitudes d’une famille ordinaire, le film montre des événements historiques des années de guerre et décrit les scènes de la vie des différentes classes sociales. L’aliénation du jeune patriote fait réfléchir le spectateur. Le printemps d’une petite ville est un cas contraire. C’est une histoire simple qui décrit la vie de cinq personnages dans une petite ville déserte. Mais aucun autre moyen d’expression autre que le cinéma ne pouvait décrire aussi subtilement une telle situation riche de la mentalité purement chinoise.
Le Corbeau et les moineaux est-il une comédie ? Une comédie larmoyante ? Les locataires de la maison constituent un microcosme de la société qui va se désagréger. Il est vrai qu’à la sortie du film, la société est différente. En le voyant, ne pense-t-on pas au fameux vers de Beaumarchais : « Vive le son, vive le son du canon ? »
Deux, trois années après la libération (1949), l’industrie du cinéma est nationalisée. La plupart des cinéastes de Shanghaï s’en réjouissent, mais s’adaptent difficilement aux exigences du nouveau régime. La politique domine la scénarisation et la production des films ; le choix des thèmes est limité. Certains renoncent à l’originalité qu’ils ont acquise tout au long de leur carrière. Tout devient homogène. On ne reconnaît plus les films de Shen Fu et de Sun Yu. Mais dans les années 50, un jeune réalisateur se fait remarquer, c’est Xie Jin. Sa Basketteuse n°5 (Nu Lan Wuhao) apporte, avec son dynamisme, fraîcheur et vivacité à l’écran et ses Sœurs de scène (Wutai Jiemei, 1965) prouve qu’il est habile à réaliser des films de mœurs. C’est déjà la veille de la Révolution culturelle, qui malheureusement allait complètement arrêter la production cinématographique dans toute la Chine pendant au moins dix ans. Ici, je me permets néanmois d’attirer l’attention sur le film à ne pas ignorer Nie Er de Zheng Junli (1959). Ce film retrace la vie de l’auteur de l’hymne national, chanson apparue trente ans auparavant dans un film. À l’origine, Nie Er est produit en l’honneur du dixième anniversaire de la fondation de la République populaire, mais c’est aussi un hommage nostalgique au cinéma de Shanghaï des années trente. Ce film est d’autant plus émouvant qu’il est réalisé et interprété par des amis de Nie Er.
Ce n’est qu’au milieu des années 70 que la Chine recommence à produire des films. Vers la fin des années 70, la Chine adopte une politique d’ouverture et de réforme, et le cinéma chinois prend de l’essor. Certains films ont pour sujet l’histoire de la République populaire et celle de la Révolution culturelle. Les studios de Shanghaï révèlent leur puissance effective. Soir de pluie à Bashan (Bashan Yeyu, de Wu Yonggang et Wu Yigong, 1980), La légende du mont Tianyun (Tianyun-shan Chuanqi, de Xie Jin, 1981), Le gardien de chevaux( Wumaren, de Xie Jin, 1982) et surtout La ville des hibiscus (Furong Zhen, de Xie Jin,1986) sont les meilleurs films de ce genre. Le thème des femmes et des enfants est un thème traditionnel du cinéma de Shanghaï. C’est le thème favori de Zhang Shichuan, Zheng Zhengqiu et de Zhu Shillin, pour ne citer qu’eux. Mais il faut voir Amis d’enfance (Tongnian de Pengyou, 1984) et Humain, démon et affection (Ren, Gui, Qing, 1988) de Huang Shuqin ! La réalisatrice traite ce thème sous un angle différent. Certains reprochent aux studios de Shanghaï d’être trop conservateurs et ne pas laisser de place aux réalisateurs de la « cinquième génération ». Ce n’est pas tout à fait juste car Zhang Jianya, camarade de classe de Chen Kaige et Zhang Yimou, a pu réaliser des films grâce aux studios de Shanghaï. San Mao va-t-en guerre (Sanmao Congjunli, 1992) et M. Wang brûle de désir (Wang Xiansheng shen yuho fensheng)
Si les premières années de l’industrie du cinéma chinois sont indéniablement liées à Shanghaï, si cette ville a été le témoin des splendeurs et des misères du cinéma chinois, verra-t-on une nouvelle ère du cinéma chinois s’ouvrir encore dans cette ville, surtout lorsque cette même ville espère redevenir un des plus grands centres financiers d’Extrême-Orient ?
LI Hengji
China Film Archive