À la fin des années cinquante, entre « cinéma de qualité » et tendance accrue aux formules commerciales, chaque pays a connu sa « Nouvelle Vague » cinématographique, ruant dans les brancards de la tradition. Le Japon ne fait pas exception, donnant même l’une des « nouvelles vagues » les plus dynamiques de la planète. Il est donc tout à fait excitant de redécouvrir aujourd’hui les premiers (ou seconds, ou plus) films des cinéastes qui ont marqué cette époque de leur sceau parfois indélébile, dans une écriture souvent novatrice par rapport au classicisme souverain de leurs grands aînés. Mizoguchi, Ozu, Naruse, et la plupart de ceux de la génération qui avait débuté dans les années vingt/trente, eux aussi « première vague » de ces années fondatrices du cinéma japonais. Mais il convient de faire le tri. Le terme global de « Nouvelle Vague », repris de la formule française, qui désignait l’ensemble des cinéastes ayant modifié l’approche du cinéma dans les années 1958/1960, de Godard à Louis Malle, de Truffaut à Resnais, recouvre au Japon des cinéastes « sous influence » qui n’avaient souvent que peu de points communs. Cette « appellation contrôlée » fut en fait utilisée la première fois par des critiques japonais pour regrouper les jeunes gens en colère de la compagnie Shochiu, essentiellement Nagisa Oshima, Yoshishige (Kiju) Yoshida et Masahiro Shinoda, dont le nouveau langage était une remise en question, parfois radicale, de celui des « maîtres- maisons », comme Ozu ou Kinoshita, accusés alors d’être des cinéastes « bourgeois », reconduisant des recettes « immuables » mélodrame ou comédie sentimentale. La référence n’était plus le cinéma japonais classique, ou même le cinéma hollywoodien classique, comme chez leurs aînés, mais le nouveau cinéma européen. Oshima était sous l’emprise d’une drogue nommée Godard, Yoshida également, mais avec une dose d’Antonioni ou de Resnais.
Si le premier film d’Oshima, Le Quartier de l’amour et de l’espoir (1959), affiche déjà une personnalité réelle dans le traitement du mélo social, c’est son second film, Contes cruels de la jeunesse (1960), qui lui vaut un succès de scandale, en affirmant la force du désir d’une « génération perdue » élevée dans le marasme social de l’après- guerre. Faisant fi de toute morale plaquée, Oshima lance sur son écran Cinémascope un couple guidé par le sexe, et vivant d’escroquerie organisée. La thématique criminelle est déjà en place. Scandale et succès auprès d’une jeunesse qui regarde plutôt du côté de James Dean que de la morale du Bushido ! Mais déjà, Oshima exprimait à sa façon une révolte issue du mouvement littéraire et cinématographique du « Taiyozoku » (la « génération du soleil ») lancée par l’écrivain Shintaro Ishihara, et relayée au cinéma par son frère, l’acteur Yujiro Ishihara. Mouvement initié dès 1955 par la Nikkatsu, avec des films-jalons tels que Passions juvéniles, premier film de Ko Nakahira (1956), dont le titre original signifie Fruits fous, et que le jeune critique François Truffaut repéra dans un article intitulé Si jeunes et des Japonais… On y regardait le soleil en face, et les héros se battaient à coups de hors-bords dans une fin mémorable qui donnait le tournis. Yoshida, d’ambitions plus hautement intellectuelles, mettait, lui, carrément en scène dix- sept ans d’Histoire du Japon « démocratique » d’après-guerre, dans son quatrième film, « La source thermale d’Akitsu » (1962), superbe mélo symbolique se terminant par la mort sous les fleurs de cerisier, et par ailleurs déclaration d’amour à son actrice Mariko Okada – alias Madame Yoshida depuis .Quant à Shinoda, plus styliste, il allait donner le meilleur de sa caméra calligraphique avec Fleur pâle (1964), mélo désabusé dans l’univers du jeu et de la mort.
Dans la compagnie rivale, la Nikkatsu (vieille dame indigne née en 1912 !), c’est le jeune Shohei Imamura qui casse les conventions narratives avec des films bourrés d’énergie, à l’esthétique post-expressionniste. Si son premier film, Désir effacé (1958), est un hommage chaleureux aux comédiens d’une troupe de Kabuki ambulante, et son deuxième une comédie de commande, qu’il reniera plus tard, mais où il détourne habilement les clichés du genre (Devant la gare de Nishi-Ginsa, 1958), son troisième, tourné la même année, Désir inassouvi, dénote déjà une tendance au surréel et à une sorte d’entomologie humaine, qui sera la marque de la plupart des films de sa première période. Ses personnages, filmés par la caméra diabolique de Shinsaku Himeta (cameraman prodigieux, qui vient de mourir), deviennent littéralement des insectes à tête humaine, dont l’énergie est commandée par l’appât du gain, et le désir de puissance issu de l’argent. La recherche de paquets de morphine enterrés par les Américains à la fin de la guerre, y devient une métaphore du mal, comme celle des porcs dans Cochons et cuirassés.
Toujours à la Nikkatsu, mais en plus « commercial », Koreyoshi (Izen) Kurahara déploie lui aussi une énergie considérable dans des films qui apparaissent comme des « véhicules » pour le couple mythique Ruriko Asaoka/Yujiro Ishihara, idoles de la jeunesse des années soixante. Tournant film sur film, au rythme frénétqiue imposé par la compagnie, Kurahara réalise en 1962 « Ce type méprisable, critique survoltée des médias (la télévision, déjà toute puissante) à travers le personnage d’un chanteur populaire piégé par une course à la B.A. humaniste. L’influence d’une technique « américaine » est visible dans cette variation sur le thème inépuisable de « Un homme dans la foule ». À la Daisi, l’outsider s’appelle Yasuzo Masumura, qui tournera plus tard des chefs-d’œuvre de l’amour passion comme La femme de Seisaku ou le célèbre L’ange rouge, sous le signe de la divine Ayako Wakao. Son premier film, Les Baisers (1957) décrit la rencontre entre un garçon et une fille dont les pères sont en prison pour corruption, sur un ton neuf et « moderne ». Là aussi, il filme l’appel du désir, pour ce qui n’aurait pu être qu’une banale histoire d’amour.
En dehors des Majors, de jeunes cinéastes indépendants, disposant de financements autonomes, allaient aussi changer le cinéma japonais. Hiroshi Teshigahara, fils du fameux maître d’Ikebana, Sofu Teshigahara, et qui avait débuté par des courts-métrages remarqués (Hokusai, José Torres), allait bientôt accéder à une reconnaissance internationale avec La Femme des sables (1964), fascinante adaptation d’un roman de Kobo Abe. Mais, auparavant, il avait déjà puisé à la source du même auteur avec « Le Traquenard » (ou Le Piège, 1962), étrange histoire syndicale dans un paysage de mine perdue, où il réussissait à créer une atmosphère troublante en mêlant réalisme social et fantastique, faisant même intervenir les morts. Un essai surréaliste qui allait être transformé dans les quatre adaptations de l’univers de Kobo Abe par Teshigahara. De son côté, Susumu Hani (fils du philosophe Goro Hani), lui aussi formé au court-métrage documentaire à l’école Iwanami, allait s’imposer avec son premier long métrage, Les Mauvais garçons (1961), nouvelle vision d’une jeunesse délinquante que, déjà, les Japonais ne comprenaient plus. Et c’est aussi Hani qui proposait un nouveau matériel léger (16 mm, son direct, dans une construction dramatique très libre) pour exprimer l’innocence fondamentale de ses personnages, au son de la musique novatrice de Toru Takemitsu avec ses escapades dans les civilisations originelles, en Afrique (Bwana Toshi ) ou en Amérique latine (La Mariée des Andes). Chez tous ces cinéastes, le point commun était l’envie de briser les rigidités narratives et morales de leurs aînés, mais en cherchant à filmer un monde nouveau, pas à le détruire.
La « Nouvelle vague », multiple et créative, était vraiment dans tous ses états. Elle allait durer environ dix ans.
Max Tessier