Festival 3 Continents
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47e édition
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Hommage à Sharmila Tagore

Un hommage personnel, par P.K. Nair

Des débuts d’une grande maturité

Lorsque Sharmila Tagore fit ses débuts comme épouse du héros, l’un des rôles principaux, dans Apur Sansar (Le Monde d’Apu, 1959) de Satyajit Ray, elle avait à peine quatorze ans. Marie Seton, biographe officielle de Ray, me raconta une fois que Sharmila était trop jeune pour savoir quoi que ce fût des rapports sexuels conjugaux ; elle devait pourtant interpréter une scène dans laquelle elle se levait le matin d’une nuit d’amour. Elle remarque que son sari est attaché au dhoti de son mari, le dénoue lentement, tout en donnant une petite claque sur les fesses de son époux, avant de vaquer aux corvées matinales ; pendant ce temps, le mari extrait l’une des épingles à cheveux de sa femme de sous l’oreiller et en apprécie la facture. Le sourire entendu qu’ils échangent, alors qu’elle s’assoit sur le seuil de la porte pour disposer les boulets de charbon destinés à faire le feu dans la cuisine, en dit long sur la maturité de l’interprétation d’une nouvelle venue, dans son tout premier rôle. Son sourire marqué d’une fossette, symbole de sa sagesse prosaïque, fait depuis partie intégrante de son expression. Malgré la brièveté de son rôle dans Apur Sansar, celui-ci lui permit de faire des débuts sans aucun doute impressionnants et d’attirer l’attention de tous ceux qui s’intéressaient au cinéma indien. C’est peut-être ce qui poussa Ray à lui offrir un rôle beaucoup plus difficile, une gageure, avec Devi (La Déesse, 1960), son deuxième film sous la direction du maître, dans lequel elle est confrontée au dilemme d’une épouse simple, dévouée à un mari aimant, qui se retrouve catapultée sur le piédestal d’une déesse par un beau-père superstitieux et une société tout aussi aveugle. Sa dernière apparition dans le film, les cheveux en bataille, le visage noirci, barbouillé de kajal, et orné de bijoux, est une image inoubliable qui contraste brutalement avec l’expression sereine et sublime de la déesse assise devant la demeure ancestrale, vénérée par des dévots venus en voisins ou de très loin. Le kajal est une pâte noire traditionnelle que les Indiennes de toute appartenance religieuse se mettent à l’intérieur des yeux pour affiner et adoucir leur regard et le rendre plus séduisant. Il se trouve que le fils de Sharmila dans le film se nomme Kajal. L’interprétation de Sharmila dans Devi est, de loin, l’une de ses meilleures.

Une image à briser

Il faut rendre hommage à Shakti Samanta (à moins qu’il ne faille le lui reprocher ?) d’avoir guéri Sharmila Tagore du syndrome bengali et de l’avoir introduite dans le monde clinquant de Bollywood. Dans Kashmir Ki Kali (1964), son premier film en hindi, Samanta exploita à l’extrême son image de jeune mariée timide et effarouchée pour répondre aux besoins du glamour selon le cinéma de Bombay, en faisant d’elle une jolie fleuriste des lacs du Cachemire qui tombe amoureuse d’un jeune citadin hédoniste, interprété par Shammi Kapoor. Elle entretint plus ou moins cette même image dans ses films en hindi suivants. Elle s’attira toutefois des remarques lorsqu’elle ne porta plus qu’un bikini dans An Evening in Paris (1967) de Samanta. Elle en choqua plus d’un qui ne reconnaissaient plus la Sharmila des chefs-d’œuvre de Ray.

Retour aux sources

Elle démontra l’étendue de son talent en revenant à Ray dans Nayak (Le Héros, 1966), après ses figures imposées sous les paillettes de Bombay. Habituellement, un artiste issu d’une langue régionale indienne revient rarement au cinéma produit dans cette langue, après avoir connu le succès dans des films en hindi, un tel geste pouvant être perçu, à tort, comme une déchéance. Sharmila n’affectait pas ce genre de prétention artificielle ; elle était aussi à l’aise chez Ray le Bengali qu’avec Shakti Samanta, Gulzar, Basu Bhattacharya et d’autres metteurs en scène de Bombay. Pourtant, les rôles que lui confia Ray dans Nayak, Aranyer Din Ratri (Des jours et des nuits dans la forêt, 1969) et Seemabadha (Enfermé dans des limites, 1971) possédaient une sorte de glamour intérieur qui lui permit de s’y adapter sans la moindre difficulté. Le personnage qu’elle interprète dans le dernier de ces trois films (et son dernier rôle pour Ray) — la sœur d’une femme mariée, issue d’une petite ville, tente de se faire aux arcanes inhumains de la ville — est sans doute son rôle le plus fort et peut-être celui avec lequel elle s’est le plus identifiée. On se dit que ce rôle lui va comme le gant proverbial. Il est à regretter qu’elle n’ait pu faire d’autres films avec Ray.

Toujours plus haut

L’immense succès commercial d’Aradhana (S. Samanta, 1969) propulsa Rajesh Khanna et Sharmila Tagore au rang de couple vedette. Ils firent ensemble plusieurs autres films, la plupart ordinaires, certains qu’on peut oublier, dans lesquels elle servait de faire-valoir au héros. Puis Gulzar lui proposa un défi à relever, avec le rôle d’une prostituée sortie de sa campagne, fumant le bidi et jurant comme un charretier, qui tente de séduire son propre père, tout en en ignorant la véritable identité. Elle interpréta ce rôle à la perfection, ce qui lui valut la plus grande récompense du pays, le prix national de la meilleure actrice de l’année pour Mausam (1975). Jouant à la fois le rôle de la mère et de la fille, elle avait à ses côtés une autre vedette qui l’inspira, l’acteur Sanjeev Kumar. Elle avait déjà eu un rôle de prostituée dans Amar Prem (Shatki Samanta, 1971), celui d’une putain au grand cœur, stéréotype du cinéma indien depuis l’époque de Devdas (1935). Les rôles s’inversèrent plusieurs années après avec Doosari Dulhan (1983), dans lequel Sharmila est une femme au foyer stérile en manque d’amour maternel : elle va jusqu’à qu’à demander à son mari de trouver une prostituée (Shabana Azmi) qui fera office de mère porteuse. L’interprétation de Shabana dans ce film est pratiquement la réplique de celle de Sharmila dans Mausam.

Le temps de l’exigence

Avec le temps, Sharmila devint plus exigeante dans le choix de ses rôles et s’essaya même au cinéma en langue malayalam avec Chuvanna Chiravukal (Les Ailes rouges,1979) qui ne fit, malheureusement, pas la moindre vague. Peut-être s’était-elle trompée de camp, le réalisateur, N. Sankaram Nair, ayant des penchants pour le porno soft. J’ai appris, plus tard, qu’elle avait regretté ce choix et qu’elle refusa d’autres offres douteuses du même genre. Le cinéaste Basu Bhattacharya, l’un de ses confidents, s’efforça de révéler des aspects cachés de son talent dans son exploration des déséquilibres conjugaux de la haute bourgeoisie avec Avishkar (1973) et Grihapravesh (1980). Mais ces films ne furent guère plus, pour le réalisateur, que des moyens d’exprimer des obsessions personnelles, dénués de tout intérêt sociologique. Il n’en reste pas moins qu’aucun rôle révolutionnaire ne fut proposé à Sharmila Tagore après Mausam. Elle prenait les choses avec décontraction, figurant aux côtés de son mari, Pataudi, dans des films publicitaires ou pour présenter des émissions de télévision sur le cinéma. Toutefois, elle ne se départit jamais de son élégance et de sa noblesse, que ce fût dans un film publicitaire, une pub pour la télévision ou une coproduction internationale. Voilà qui en dit long sur sa maturité d’actrice du cinéma indien, à la fois dans les genres populaire et artistique, et sur le raffinement de sa personnalité.

Une anecdote personnelle

En 1987, j’étais secrétaire du jury international du Festival International du Film à New Delhi. Sharmila avait accepté d’être membre du jury, en réponse à une demande formulée la veille de l’ouverture du festival par son directeur. Je m’étais rendu personnellement chez elle pour l’inviter à la cérémonie d’ouverture pendant laquelle l’ensemble du jury devait être présenté au public. M. Pataudi m’accueillit et me conduisit jusqu’à la chambre de Sharmila où celle-ci, souffrante, se reposait. Nous eûmes une conversation détendue et cordiale et je finis.par la convaincre d’assister à la cérémonie d’ouverture le lendemain. Elle tenait à être accueillie à l’entrée du cinéma par un membre de l’équipe du festival et accompagnée dans la salle. A la suite d’une confusion, personne ne fut là pour l’accueillir quand elle se présenta au cinéma et elle se retrouva seule dans la rue, sans pouvoir accéder à l’entrée en raison d’une foule immense. Un volontaire, qui remarqua sa situation, la fit entrer par la porte de derrière. Elle en fut scandalisée et, malgré mes excuses au nom des organisateurs du festival, cet incident et la manière dont elle fut traitée la vexèrent au point qu’elle refusa de participer aux réunions du jury. Après quelques jours de tergiversations, elle finit par se retirer du jury pour des raisons de santé. Elle semble s’être plus préoccupée, à l’époque, de protocole et autres balivernes, que de la possibilité de participer à un éminent jury international présidé par le Cubain Humberto Solas et composé du Chinois Xie Jin, de l’Australien Paul Cox et de l’Indien B.R. Chopra. Je regrette vraiment de n’avoir pas eu plus de contact avec elle à cette occasion. Aujourd’hui, avec le recul, je me demande si, au fond d’elle-même, elle regretta ce qui avait motivé sa décision à la suite de cet incident. Si c’est le cas, ce ne peut être qu’à son honneur et pour nous tous, ses admirateurs, réconfortant.

Traduit de l’anglais par Jean-François Cornu

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