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Regard sur l'Uruguay

Une cinématographie qui renaît à chaque nouvelle production : telle est l’une des caractéristiques les plus typiques du cinéma uruguayen. Pourtant, les trois dernières années semblent contredire cette affirmation.

Almas de la Costa réalisé en 1923 par Juan Antonio Borges a été «le premier film uruguayen». En 1938, Vocación réalisé par Rina Massardi a été «le premier film lyrique sud-américain» et El lugar del humo (1979) coproduction argentine d’Eva Landeck, a été aussi annoncé comme le premier long métrage uruguayen. Quinze ans plus tard, El dirigible de Pablo Dotta, est présenté à Cannes comme l’énième «premier film uruguayen».

Jamais, dans aucun pays, le cinéma n’a ressuscité autant de fois. On peut soupçonner les nouveaux cinéastes d’ignorer le cinéma national, mais on peut aussi penser que l’expérience cinématographique tombe dans l’oubli après chaque production de film et que tout est à recommencer à chaque nouveau projet.

Depuis 1919, il existe une production de longs métrages comme, par exemple, Pervanche de León Ibáñez, par ailleurs grand-oncle de l’actuel président uruguayen. Il est maintenant difficile de savoir s’il s’agit réellement d’un long métrage de fiction car ce film a été détruit peu après sa sortie en salle par le mari, extrêmement jaloux, de l’actrice principale.

Depuis les débuts du cinéma qui remontent à 1898 avec Carrera de bicicletas, tourné au vélodrome d’Arroyo Seco par Félix Oliver, armateur d’origine catalane, on compte un peu plus de cinquante longs métrages.

Depuis 1993, le cinéma national a produit plus de films qu’au cours des cent dernières années. Depuis La historia casi verdadera de Pepita la Pistolera de Beatriz Flores Silva, plusieurs films uruguayens — dont le plus récent et le plus connu, 25 watts, des jeunes réalisateurs Pablo Stoll et Juan Pablo Rebella— ou coproduits avec l’étranger ont obtenu des prix internationaux ; d’autres ont été des grands succès publics comme En la puta vida de Beatriz Flores Silva. En 2002, Corazón de fuego, deuxième long métrage de Diego Arzuaga qui avait réalisé auparavant Otario, fait preuve d’un bon professionnalisme. La carrière de Mario Handler, au long parcours de documentariste, culmine avec Aparte, long métrage présenté au festival de Venise et qui deviendra peut-être une référence en la matière.

La situation actuelle est prometteuse : les films de jeunes réalisateurs, représentants d’une génération et indépendants des structures de production existantes (25 watts, Una forma de bailar d’Alvaro Buela et Los dias con Ana de Marcelo Bertalmio), ainsi que les films aux qualités certaines d’auteurs expérimentés tels que Beatriz Flores, Diego Arzuaga et Esteban Schroeder avec El viñedo, montrent pour la première fois qu’il existe un cinéma national. On peut ajouter à cette liste initiale seulement trois ou quatre films de la période précédente : El pequeño héroe del arroyo de oro (1929) de Carlos Alonso, Un vinten p’al Judas (1959) d’Ugo Ulive et peut-être Mataron a Venancio Flores (1981) de Juan Carlos Rodriquez Castro.

Cette histoire officielle abordée d’un point de vue critique est beaucoup plus complexe.

Il n’y a jamais eu d’industrie du cinéma uruguayen et il n’y en aura jamais

Jusqu’au milieu des années 1990, à part quelques tentatives, il n’y a pas eu en Uruguay de continuité dans la production, en particulier en ce qui concerne l’existence des sociétés de production. En 1919, Borges et son associé (couturier de profession) créèrent Charrúa Production pour produire Puños y nobleza, resté inachevé, et Almas de la costa en 1923. Les malentendus entre les associés et le peu de bénéfices dégagés par rapport aux investissements effectués entraînèrent la faillite de la société.

C’était la première expérience d’une série d’essais et d’autant de frustrations. Dans les années 1920, les productions Henry Maurice, les laboratoires Orion, qui pendant des années avaient développé et produit des films, disparurent, ainsi que toutes les sociétés créées, le plus souvent, pour un seul film.

Le même sort peut aujourd’hui toucher certaines sociétés de production qui se financent, en partie, avec la réalisation de films publicitaires et qui peuvent être affectées par la désintégration économique et sociale dont est victime le pays depuis le début du mois d’août 2002, l’entraînant dans un processus qui met en danger la pérennité même du cinéma uruguayen.

Il n’y a jamais eu de production stable en Uruguay ni, pour les mêmes raisons, d’industrie cinématographique, au-delà des déclarations d’intérêt. Cette industrie est impossible étant donnés la faible taille du pays et le faible nombre d’habitants. Ces conditions ont, à certains moments, posé la question de la viabilité même de l’Etat uruguayen, création britannique pour constituer un Etat tampon entre le Brésil et l’Argentine.

Mais l’inexistence d’une industrie n’a pas empêché l’existence d’un cinéma national qui, malgré tout, a favorisé l’expression créatrice de divers auteurs.

Aujourd’hui, au début d’un siècle mondialisé, on pourrait imaginer continuer à produire des films grâce à des fonds européens, des coproductions, des aides internationales ou des accords. Il n’existe pas, en Uruguay, de loi concernant le cinéma, l’Institut du cinéma est sans ressources, les fonds sont ridicules ou quasi inexistants, il n’y a pas d’échanges réciproques pour d’éventuelles coproductions.

Les derniers films qui ont connu un succès local n’ont guère été amortis à l’étranger : échec au Chili d’El viñedo alors que le pays était coproducteur ; faillite de la société qui a produit Patrón, coproduit avec l’Argentine ; impossible amortissement de Corazón de fuego, réalisé cette année dans des pays affectés gravement par la crise ; mauvais résultats en Espagne d’En la puta vida ; en 1999, mauvais résultats en Uruguay de Luna, coproduction avec l’Argentine et le Brésil ; faillite de la société uruguayenne productrice d’El dirigible en 1994.

Il existe, néanmoins, sans appui industriel et presque sans aide de fonds nationaux, des films de jeunes auteurs qui, depuis le début, ne mettent en avant que leur seule expression créatrice, leur besoin de dire et de faire ce qu’ils ont envie d’exprimer.

Prenons-en comme exemples 25 watts, Una forma de bailar, Los dias con Ana, Aparte réalisé cette année par Mario Handler : tous ces films sont des œuvres à part entière.

Aucun d’eux n’a été conditionné par une analyse ou une étude du marché international ni par l’obtention de fonds divers qui pourraient imposer des critères quant au contenu ou à la forme des projets et modifier la conception de leurs auteurs.

Comme le pays n’a pas de ressources propres, il apparaît que la seule possibilité pour réaliser est de se limiter à ce qui est faisable, c’est-à-dire peu, avant d’assumer des risques qui peuvent entraîner la disparition de la société de production.

D’autre part, le pays n’est plus le même et il ne le sera plus depuis qu’au mois de janvier 2002 a commencé la désintégration économique et sociale de la région et la fin virtuelle du Mercosur, conséquence d’une stratégie économique dominante, celle du FMI. La crise de l’Uruguay est marquée par un nouveau processus d’instabilité sociale et politique difficilement contrôlable (comme au moment du coup d’Etat de 1973) car les décisions ne sont adoptées ni dans le pays ni dans la région. Comme à d’autres moments de l’histoire du cinéma uruguayen, celui-ci n’existera que grâce à des facteurs extérieurs, outre le talent de ses cinéastes, à sa capacité à vaincre les difficultés, aujourd’hui imprévisibles.

Dans un tel contexte, l’art vu du lointain Rio de la Plata a peu ou rien à voir avec l’affirmation de notre identité culturelle, essentielle pour que nous soyons «nous» et pas les «autres». Nous les Uruguayens, nous y sommes habitués.

Manuel Martinez Carril, journaliste, critique de cinéma,
directeur de la Cinémathèque de l’Uruguay

Guillermo Zapiola, journaliste, critique de cinéma,
responsable de la coordination à la Cinémathèque de l’Uruguay

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