Le cinéma chinois : une singulière histoire nationale
Lorsque des cinéastes chinois commencèrent à tourner leurs premiers films au début du XXe siècle, ils s’étaient peut-être déjà rendu compte qu’ils avaient finalement trouvé une nouvelle forme de mass média qui serait le vecteur efficace de leurs idées sur la modernité. En l’espace d’une vingtaine d’année, se constituait progressivement, à Shanghaï, la ville la plus importante à l’Extrême-Orient de l’époque, un centre de production cinématographique national de taille considérable, aux investissements très diversifiés. L’apparition sur l’écran d’un grand nombre de films produits à cette époque, aux thèmes souvent fort variés et appréciés par le grand public – films de cape et d’épée, adaptations des œuvres littéraires classiques, films de reportage et fictions autour de la vie familiale et quotidienne, de nature très éducative au sens moral du terme – fit rapidement de la jeune industrie cinématographique chinoise un élément majeur de la culture urbaine. Jusqu’aux années trente, émergèrent en Chine de nombreux auteurs qui marquèrent la production avec leurs styles personnalisés. Les œuvres qu’ils avaient produites, souvent d’une qualité remarquable au niveau artistique, permirent aux critiques de les qualifier d’école chinoise au niveau du cinéma international. Placé sous des influences politico-économique et socio-culturelle conjoncturelles, sous l’influence également de différents courants de pensée de l’époque, le cinéma chinois offrait une grande diversité de films souvent qualifiés de films de gauche, films de défense nationale, films éducatifs et films d’amour. A ne pas négliger surtout l’importance du rôle idéologique dans le cinéma chinois pendant cette période.
Le cinéma chinois entra dans une nouvelle phase en 1937 avec la guerre anti-japonaise. Les artistes, exilés et regroupés à Shanghaï, à Hong Kong, à Chongqin et à Yan An, firent de ces quatre villes de nouveaux centres de production cinématographique. Le gouvernement de l’époque fonda lui aussi des entreprises publiques d’une certaine importance pour promouvoir la création. Une nouvelle vague de production, marquée par l’école du documentaire de Chongqin (capitale provisoire chinoise) et de Yan An, et par la production liée à la guerre, dans les régions non occupées par l’armée japonaise, changea complètement le paysage du cinéma chinois : le modèle unique de Shanghaï avant la guerre fut remis en cause. Pourtant, à Shanghaï même, devenue métropole sous l’occupation japonaise, la production du cinéma commercial continuait de prospérer, curieusement, avec quantité de films musicaux, d’adaptations des œuvres classiques et de films d’amour. Cette tendance eut une influence considérable et durable sur les futurs cinémas chinois produits respectivement sur le continent, sur l’île de Taïwan et à Hong Kong.
La fin de la guerre fut suivie d’une époque de grande production de type hollywoodien, mais aux caractéristiques chinoises. Des films comme Les Larmes du Yangzi, durant souvent trois à quatre heures et produits dans des conditions extrêmement difficiles, pouvaient déjà rivaliser avec les films à grand spectacle américains et pulvérisaient successivement les records d’entrée dans les salles de cinéma. En même temps, une révolution au niveau du concept esthétique et du langage cinématographique se préparait silencieusement comme en témoignent les films psychologiques réalisés par Fei Mu. Ce dernier créa, grâce à son chef d’oeuvre intitulé Le Printemps d’une petite ville, un paradigme moderne mais tout à fait chinois qui permit aux cinéastes de se libérer des questions formelles. Dans ce film, le réalisateur fait une excellente démonstration de l’harmonie entre la forme et le sens, l’archétype et la narration, le mouvement très lent de la caméra et l’art du montage, avec la disparition des conflits structurels. La beauté formelle et le langage cinématographique se dégagèrent de manière très naturelle et ne se révélèrent qu’à travers l’ensemble de la structure narrative du film. Le réalisateur savait sciemment comment construire son propre discours narratif avec une fine maîtrise de son contexte et de son ton qui déterminèrent à leur tour les mouvements de caméra, ce qui marqua la différence majeure entre Fei Mu et ses homologues occidentaux lorsque ces derniers tentaient dé révolutionner le langage cinématographique, dans les années 50, avec le néo-réalisme italien et la Nouvelle Vague française, d’autant que les films de Fei Mu furent toujours dominés par une certaine sagesse orientale.
Le cinéma chinois prit une nouvelle direction après 1949. Dans un cadre idéologique bien défini, la production, intégrée dans une économie planifiée en accord avec les entreprises toutes nationalisées, fut caractérisée par des œuvres qui ne représentaient que les images grandioses de la classe ouvrière, des paysans pauvres et des soldats de l’Armée populaire de Libération. Face à ce discours idéologique dominant, un certain nombre d’artistes chinois doués et dévoués, tentèrent, non sans ingéniosité, d’associer de façon heureuse un langage personnel et leurs thèmes préférés, conformément à l’idéologie de l’époque, et offrirent au cinéma chinois des œuvres d’une qualité rare. Pendant la même période, des artistes qui créaient des films liés à l’Opéra de Pékin ou à des opéras régionaux et des dessins animés dans la tradition de la peinture chinoise travaillèrent de leur côté pour doter la Chine de nouveaux genres, dont les chefs- d’oeuvre tracèrent un paysage particulièrement pittoresque dans l’histoire du cinéma mondial.
La folie de la Révolution culturelle ravagea pendant dix ans le cinéma de la Chine nouvelle. Les films sortis des studios pendant cette période étaient qualifiés de « films de l’Opéra de Pékin révolutionnaire » dont certains parlent aujourd’hui encore avec nostalgie. Ces produits de l’époque font sourire la plupart des spectateurs d’aujourd’hui, mais ils provoquèrent, malgré tout, avec un langage cinématographique particulier, une certaine métamorphose des arts traditionnels tels que le cinéma, l’Opéra de Pékin, la musique et la danse.
L’histoire entra enfin, en 1978, dans l’ère de la réforme et de l’ouverture. La jeune génération, envoyée à la campagne pour se faire ré-éduquer par les paysans pendant la Révolution culturelle, devint, par sa prise de conscience, par son esprit critique, la partie la plus dynamique et la plus créative de la société chinoise. Leurs porte-parole dans le milieu cinématographique furent incontestablement les réalisateurs dits de la Cinquième Génération. Succédant à leurs professeurs (artistes de la quatrième génération), ces jeunes diplômés de l’Institut de cinéma de Pékin déclenchèrent collectivement le mouvement du nouveau cinéma chinois qui dura plusieurs années. Or derrière leur nouveau langage cinématographique, très avant-gardiste d’ailleurs, qui surprit souvent le public, on retrouvait toujours les thèmes idéologiques se référant aux discours des philosophes des Lumières et développés à l’aide de métaphores inspirées des récits traditionnels. En 1987, Zhang Yimou introduisit, avec Le Sorgho rouge, des éléments de récit épique sous l’étiquette culturelle de la cinquième génération. Dans les années quatre-vingt-dix, avec Chen Kaige et d’autres jeunes réalisateurs, il apporta ses premières réponses aux questions de l’industrialisation cinématographique et aux questions de la mondialisation. Leurs nombreuses productions, en retournant au grand récit traditionnel, prédisaient déjà l’image de l’industrie audiovisuelle du XXIe siècle.
Chen Shan
Professeur d’histoire du cinéma à l’Institut du Cinéma de Pékin
Traduit du chinois par Roger Wei