Ce n’est que durant la décennie des années cinquante du siècle passé que l’on voit apparaître un réalisme cinématographique plus distinct dans l’historiographie brésilienne. Le rapprochement entre le néoréalisme italien et certains films comme Rio 40° — qui incorporent certaines caractéristiques formelles de ce mouvement européen et engendrent une présence et une investigation plus nuancées de la réalité socioculturelle locale — est récurrent dans les textes classiques. Cependant, on n’a jamais établi de définition claire pour le mot réalisme, ni démontré sa présence antérieure dans l’histoire du cinéma brésilien, sauf à de rares occasions, celles justement qui mettaient en évidence ladite tendance néoréaliste. En dépit du fait que la plupart des productions s’inséraient dès le départ dans un quelconque rapport avec le réel – rapport calqué sur le réalisme théâtral et littéraire de la deuxième moitié du XIXe siècle, ce qui veut dire que ces productions étaient dans une large mesure de type narratif classique -, l’opposition conceptuelle la plus en vigueur dans le milieu cinématographique d’alors ne concernait pas le degré de stylisation de ce réalisme, mais la supposée antinomie studios/extérieurs. Ce n’est qu’avec la conquête de la rue, de la campagne, du paysage, des paysages naturels enfin, que nous avons pris conscience de la valeur esthétique et politique d’une scène tournée dans un décor extérieur et quotidien.
Avec l’arrivée du son en 1933, on a privilégié les décors intérieurs. Les difficultés techniques ont imposé le studio, mais les fréquentes transpositions de pièces de théâtre ont entraîné également un examen de l’intimité bourgeoise. Un film comme Bonequinha de Seda (Poupée de soie) est l’illustration de cette pratique prédominante jusqu’à la fin des années 40, même dans des genres plus marqués comme la chanchada (sorte de pochade brésilienne), comme c’est le cas d’oeuvres comme Fantasma por Acaso ou Carnavalno Fogo. Pour un historien comme Alex Viany, la « déviation » de ce modèle se trouve justement dans le recours aux décors naturels. Quelques scènes de Favela dos meus Amores, João Ninguém et Moleque Tião gagnent en force et en authenticité, grâce au contraste accentué par la mise en scène de studio. L’insistance à trouver des traits d’un néoréalisme avant la lettre indiquerait plutôt la présence de caractéristiques intrinsèques à la tradition filmique brésilienne, lesquelles éclateraient dans toute leur plénitude dans les années 50. On perçoit dans le point de vue de Vianny une tentative de politisation du thème et, encore plus significativement, d’accréditer la thèse de l’existence d’un réalisme brésilien en propre.
À la même époque, mais dans un sens bien différent, on trouvait dans son ouvrage Filme e Realidade (« Cinéma et réalité ») l’élaboration idéologique conçue par Alberto Cavalcanti quant à la vocation réaliste du cinéma. Le » cinéaste errant » y défendait l’idée non pas d’une scène réaliste (filmer la réalité telle quelle), mais d’un traitement réaliste de la scène, ce qui impliquait le développement d’un langage spécifique. Son séjour au Brésil, quand il était sous contrat à la Vera Cruz, puis à la Maristela/Kinofilmes, se rattachait à la constitution de grands studios et à l’incorporation d’un ton très naturaliste concernant les personnages, les thèmes, les espaces. L’imposition d’un genre, presque toujours sur le ton métaphysique qu’il affectionnait tant, et d’une technique de composition destinée à obtenir une image claire, propre, équilibrée, ont fini par compromettre le penchant réaliste ; et la coexistence de stratégies contradictoires (filmer en extérieurs, mais sans renoncer aux lourds réflecteurs de studio, par exemple) rendait le résultat artificiel. Il en est resté un cinéma aux grandes prétentions assumées, mais d’une densité esthétique relative et à l’influence limitée. Sans autant de bruit et dans un tout autre sens, à la fin des années 40 et au début des années 50, ont commencé à paraître quelques films qui présentaient une propension plus marquée au réalisme quotidien mais sur un ton plus proche du document, ou existentiel, On y remarque dans une certaine mesure l’influence italienne dont parleront des producteurs, des critiques et des réalisateurs comme Mário Audrá, Salvyano Calvalcanti de Paiva et Nelson Pereira dos Santos. La dette envers une certaine comédie italienne (Risi, Monicelli, etc.), ou envers la tradition de réalisme psychologique d’un William Wyler, est moins évidente. Toutefois, les films brésiliens adoptent le découpage analytique et fragmenté de la scène, au contraire de la tradition italienne récente, qui privilégie l’intégrité de l’action. Le cinéaste le plus proche du regard néoréaliste a peut-être été Armando Couto, de par sa description des souffrances de l’immigré (italien, et ce n’est pas par hasard), de par son examen du chômage en plein développement industriel du pays, de par sa solidarité envers l’homme ordinaire qui ne perd pas courage face aux adversités de la vie.
Ce nouveau réalisme a fait son apparition dans des films comme Estrela da Manhã, Caminhos do Sul et, principalement, Vento Norte, qui utilisent tous le paysage comme une icône visuelle omniprésente, c’est-à-dire en mettant l’interaction entre l’homme et son environnement au centre de la narration. Disons, au passage, que cela se produit également, jusqu’à un certain point, dans la production des grands studios paulistes, particulièrement ceux de Vera Cruz. Pour en être convaincu, il suffit de penser à un film comme O Cangaceiro et à sa mise en valeur des décors extérieurs — relief, ciel, nuages—, quoique sur un ton plus baroque que réaliste (sous l’influence de Gabriel Figueroa), L’œuvre de Scliar se remarque encore pour le ton de dénonciation sociale qu’il prête aux pêcheurs du sud du pays. La mise en évidence des inégalités sur un ton tant direct que voilé sera le point d’appui du versant urbain – Grande Momento ou Rio, Zona Norte, par exemple — et du versant rural ou du littoral — O Canto do Mar ou Ana, épisode brésilien de Die Windrose (Rosa dos Ventos)—, le premier presque toujours consacré aux classes moyennes inférieures ou au prolétariat, le second aux personnes exclues ou socialement marginalisées.
L’arbre du réalisme cinématographique brésilien a encore grandi grâce à la peinture du quotidien de la banlieue dans des films comme Alamedada Saudade, 113 ou Agulhano Palheiro, où se manifestait l’intention de saisir au vif des comportements, des langages, des mentalités, plus qu’une action concrète. Les scénarii n’ont pas pris le chemin de la fantaisie, ni forcé le trait du contraste social de manière manichéenne.
Ce sont des films attentifs au détail, à une composition scénographique élaborée, à la réunion de types populaires marqués. Ils mettent en relief les petits drames du quotidien, comme une grossesse non désirée. En contre point du vérisme croissant de tous ces films, dans lesquels la photographie tend aux demi-tons et à la neutralité, la musique occupe une position discrète. Les acteurs viennent de moins en moins du théâtre. Entre autres aspects, affleurent, vers le milieu de la décennie, l’ennui et l’angoisse d’une certaine élite — aristocratique ou composée de « nouveaux riches »—, traités sur un ton de réalisme psychologique dans des films comme Ravina, Estranho Encontro, Cara de Fogo, A Estrada et Paixão de Gaúcho, entre autres.
Apparaissent encore quelques titres difficiles à classer à cause de leur « oscillation » esthétique. La majeure partie d’entre eux semble avoir en commun la perte de vigueur de l’esthétique de studio, en déphasage croissant avec le naturalisme des
tournages en extérieurs (l’artificialité du studio tend de plus en plus à être perçue comme quelque chose de négatif). En outre, tantôt on flirte ouvertement avec le documentaire, comme dans la séquence du jogo do bicho (loterie clandestine avec des animaux) dans Amei um Bicheiro, tantôt on s’attache à des aspects en voie de disparition, comme la peinture rurale faite dans Canto da Saudade. Mais vers la fin de la décennie la politisation du tableau social devient évidente dans des films comme Redenção, ce qui confère peut-être aux réalismes des années 50 un rôle de transition vers un cinéma plus engagé politiquement, comme on le verra dans Bahia de Todos os Santos ou dans Pagador de Promessas, au début de la décennie suivante. Ceci jusqu’à ce que la notion même de réalisme ou, plus exactement, de langage réaliste soit mise en échec par les vents « cinémanovistes « .
Hernani Heffner
Curateur-adjoint et conservateur en chef de la Cinémathèque du MAM.