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Une histoire du cinéma tunisien

LE CINEMA TUNISIEN : DU TRIOMPHE AUX INTERROGATIONS…

Le cinéma tunisien est né sur un terreau particulièrement fertile, celui de la cinéphilie et de l’admiration pour les grandes oeuvres du 7ème art mondial. Dès 1992, le précurseur du cinéma tunisien et génial touche-à-tout, Samama Chikly, auteur des premières prises de vues sous-marines et des premières prises de vues aériennes (en ballon), tournait un court métrage de fiction (Zohra) suivi en 1924 d’un  moyen métrage Ain el ghazel (Le Fille de Carthage), avec sa fille Haydée en vedette, devenant ainsi l’un des tout premiers cinéastes « autochtones » du continent africain (le premier long métrage co-réalisé par un Egyptien ne sera tourné qu’en 1927). Plus tard, en 1949, soit sept ans avant son indépendance politique, la Tunisie était déjà l’un des pays du continent africain possédant le plus grand nombre de ciné-clubs. Tahar Cheriaa, président de la fédération des ciné-clubs, devenu directeur du cinéma au Ministère de la Culture, fut tout naturellement le « père » des premières productions tunisiennes (le premier long métrage tunisien de fiction L’Aube de Omar Khlifi date de 1967) et le créateur du premier festival panafricain et panarabe de l’Histoire, les « Journées cinématographiques de Carthage » (JCC) dont le succès populaire n’a pas faibli depuis 1966. Les ciné-clubs et les JCC ont contribué à former à la fois des cinéastes et un public exigeants. D’emblée, il ne fut pas question de s’aligner sur l’unique « vieux » cinéma arabe existant (le cinéma commercial égyptien), grand pourvoyeur de mélodrames et de films musicaux parmi lesquels essayaient d’émerger difficilement quelques « auteurs ». Il s’agissait plutôt pour la majorité des cinéastes de réussir, chacun selon son style, des films « d’expression » (politiques, sociaux, culturels, etc.) originaux, marqués du sceau de leur réalisateur et visant la qualité artistique déjà atteinte au niveau mondial et cela, à quelques exceptions près, sans vouloir céder aux « facilités » qui auraient été payantes auprès du seul public local.

C’est pourquoi à la différence de ses voisins maghrébins qui, pour des raisons diverses, furent tentés suivant les périodes par une veine « épique » ou par une veine « populiste », ces deux catégories sont pratiquement absentes de la filmographie tunisienne, où dominent de façon presque individualiste, les « films d’auteur ». Des films souvent très différenciés les uns des autres (les choix esthétiques d’un Nacer Khémir n’ayant rien à voir, par exemple, avec ceux de Nouri Bouzid). A tel point que, malgré un « air de famille » général et des recoupements évidents, on a pu dire que pratiquement chaque réalisateur tunisien représentait une « école » différente à lui tout seul, comme en témoignent les œuvres présentées à Nantes, qui ont toutes été des événements à leur sortie.

Cette liberté de choix a été favorisée par le fait que la Tunisie possède également une censure cinématographique (différente de la censure télévisuelle) qui est indubitablement une des plus souples du monde arabe : des scènes qui sont interdites dans d’autres pays arabes (et qui y sont coupées quand les films tunisiens y sont projetés révélant la célébration de la nudité féminine (Halfaouine), l’homosexualité (L’Homme de cendres), la répression politique (Les Sabots en or), le tourisme sexuel (Bezness), la misère des quartiers déshérités (Essayda), le droit à l’épanouissement sexuel de la femme (Fatma, Satin rouge) ont été finalement acceptées par la censure tunisienne dès lors qu’elles étaient exprimées par des artistes et étaient nécessaires à la cohérence de leur œuvre. Tous ces facteurs (un large public « cinéphile » et une large liberté d’expression autorisant des sujets audacieux osant ce qui demeurait « tabou » ailleurs, ainsi que le rejet économique du « tout étatique » au profit du soutien au secteur privé, permettant l’émergence de producteurs particulièrement dynamiques malgré les difficultés (Ahmed Attia, Hassan Daldoul, Selma Baccar, et aujourd’hui Dora Bouchoucha, Ibrahim Letaïef, Nejib Belkadhi, etc.) ont abouti, durant la décennie 1986-1996, à une sorte d’âge d’or pour les créateurs et le public. Certes, durant la décennie précédente, le cinéma tunisien avait déjà brillé au niveau festivalier international avec plusieurs films dont Les Ambassadeurs (1976), Soleil des hyènes (1977), Aziza (1980), La Trace (1982), Traversées (1982), ou Les Baliseurs du désert (1984), tous abondamment primés dans de nombreuses manifestations.

Le miracle a été qu’à partir de L’Homme de cendres (1986), et contrairement à ce qui se passait dans la plupart des pays du Sud où les films d’auteur restent confinés dans les ghettos des salles d’Art et d’Essai ou exclusivement destinés au « prestige » des festivals étrangers, le public tunisien a fait un triomphe sans précédent aux films nationaux, (pulvérisant de loin tous les records d’audience précédemment obtenus par les films hollywoodiens ou égyptiens), même à des films « difficiles », comme Chich Khan ou Soltane el-medina, et « inventant » ainsi une catégorie cinématographique inédite, celle des « films d’auteur de masse » ! Ce triomphe local a été doublé d’un triomphe extérieur avec une véritable distribution commerciale à l’échelle internationale (dépassant ainsi de loin la simple « exposition festivalière ») obtenue par des films déjà « recordmen » chez eux comme Les Silences du palais, Halfaouine, Un été à la Goulette, (ou, plus tard à l’étranger, Satin rouge), les auteurs de ces films se voyant également souvent honorés par une invitation à siéger dans les jurys officiels des plus grandes manifestations internationales comme Cannes, Venise et Berlin, Cet « âge d’or » du triomphe local des films tunisiens s’est arrêté au bout d’une décennie pour plusieurs raisons : la prolifération au moindre coût des antennes paraboliques de télévision par satellite avec des « cartes pirates » (permettant d’accéder gratuitement à toutes les chaînes payantes) et des vidéo-clubs proposant eux aussi les films « piratés » les plus récents, ont fait rester devant son petit écran le grand public ; un grand public pour qui l’arrêt, en 1997, de la diffusion par l’ERTT (la télévision nationale) des « spots » promotionnels quotidiens en faveur des films tunisiens, a également supprimé sa principale source d’information et d’incitation concernant le cinéma national.

Ce recul s’est également manifesté sur le plan international. Contrairement au voisin marocain qui a su remarquablement organiser son audiovisuel de façon solidaire (notamment en faisant financer le cinéma par une partie des recettes publicitaires de la télévision), multipliant ainsi sa production annuelle (et qui a, en toute logique, remplacé dès 2002 dans une saine continuité, le cinéma tunisien dans les différentes sélections cannoises, après l’avoir également largement distancé comme plateau de tournage de films étrangers—ce qui était dans les années 80 la première réussite du célèbre producteur tunisien d’envergure internationale Tarek Ben Ammar —, le cinéma tunisien a pris beaucoup de retard sur le plan structurel.

N’ayant pas encore créé de Centre national du cinéma, ni de billetterie unique, ni de »multiplexes »(pour pallier, comme cela a réussi ailleurs, la désertion des salles à écran unique), ni de diversification de ses sources de financement, il stagne à environ trois longs métrages par an grâce à la méritoire subvention du Ministère de la Culture, (en régulière augmentation) et à quelques autres soutiens institutionnels nationaux ou étrangers.

Ce désarroi économique se double d’un certain désarroi artistique. En effet, les succès du cinéma tunisien ont été jusqu’à présent assurés par la génération des ciné-clubs des années 60, nourrie par l’admiration des oeuvres du grand écran, la génération d’avant la généralisation de la télévision, laquelle a créé un rapport nouveau à l’image.

Face au recul du public local et de l’accueil international, certains nouveaux cinéastes, désemparés, tentent de reproduire inconsciemment ce qu’ils croient avoir été les « recettes » du succès de leurs aînés ou les « attentes » des sélectionneurs de festivals étrangers. D’autres cherchent dans des directions radicalement différentes, comme en témoignent les premiers longs métrages de Raja Amari ou de Nidhal Chatta, ainsi que plusieurs courts métrages de fiction de nouveaux venus ou encore les documentaires « ethnographiques » et poétiques d’un Hichem Ben Ammar.

En attendant la réorganisation économique espérée, c’est assurément de cette « jeune vague » que viendra aussi le succès du cinéma tunisien de demain.

Férid Boughedir

Films