La présence désormais incontournable du cinéma chinois sur la scène internationale constitue un des évènements les plus marquants des deux dernières décennies. Le phénomène n’a fait qu’enfler depuis quinze ans et les festivals, réagissant tant à une actualité économique, sociale qu’artistique, se sont mis à l’heure chinoise. Il n’en demeure pas moins difficile aujourd’hui de dresser une cartographie détaillée de ce cinéma dans ses manifestations contemporaines qui, vues d’ici, semblent foisonnantes, souvent anarchiques, artisanales. Rappelons notre enthousiasme pour ces cinéastes faisant office de balises que le Festival des 3 Continents aura contribué à repérer dans le vif : Jia Zhangke, Wang Bing, Zhao Liang, du reste mal connus dans leur propre pays. Et ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : avant la leur, la reconnaissance internationale acquise au début des années 90 par les cinéastes de la Cinquième génération (Chen Kaige, Zhang Yimou, Tian Zhuang-zhuang en tête), désormais façonniers compétents (pour les deux premiers) de superproductions encouragées par le pouvoir politique, avait incité à une attention renforcée. Leurs oeuvres antérieures, parfois censurées (La Terre jaune, 1984, La Loi du terrain de chasse, 1985, La Grande parade, Le Voleur de chevaux, 1986, Le Sorgho rouge, 1987…) ont ainsi constitué un horizon d’accueil favorable pour les nouveaux venus. Si l’on fait légèrement varier la focale autour de ce phénomène chinois un point de convergence factuelle, ou plutôt la marque de son historicité, apparaît nettement. D’un côté, il fait écho au rôle prépondérant qu’occupera progressivement la Chine sur l’échiquier international à la suite de la chute du mur de Berlin. Alors que le pouvoir politique maintient sa domination, le brusque passage à l’économie de marché dans les années 90 défait les repères collectifs et sociaux, instaure de nouveaux ordres hiérarchiques, entraîne un remodelage profond des mentalités et du paysage. Ce sont ces changements jusque dans leurs répercussions les plus intimes que le jeune cinéma chinois enregistre, raconte, avec une conscience archivistique et critique exceptionnelle.
Qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire, nous sommes souvent frappés par la crudité avec laquelle dans ces films gestes et aspirations particulières des personnages sont éprouvés par différents mécanismes d’autorité en remplacement d’une tradition séculaire. Sur le point de cet engagement, il faut souligner que les cinéastes de la dernière génération avaient en moyenne vingt ans en 1989 au moment de la répression des manifestations de la place Tiananmen. De l’autre, cette actualité du cinéma chinois reste indissociable des possibilités simultanément ouvertes par les technologies numériques. Les modes (très normatifs) de production en ont été bousculés et renouvelés. Des équipes de tournage réduites au minimum oeuvrent à travers tout le pays sans autorisation officielle et cette réactivité du cinéma aux changements qui secouent la Chine marque l’avènement d’une esthétique de la précarité qui tranche nettement avec l’élégance picturale des prédécesseurs. Le recentrement du jeune cinéma chinois sur des motifs urbains témoigne de l’actuelle et complexe évolution de la réalité des villes comme élément essentiel d’une société en recomposition. La Cinquième génération avait fait des campagnes son décor de prédilection, désormais les films encore nombreux qui s’y tournent attestent d’un épuisement inéluctable de ce monde rural abandonné par les plus jeunes et les pouvoirs. Le mythe d’une paysannerie chinoise nourricière ne résiste plus à l’aspiration centrifuge des grandes cités. À travers cette programmation de films rares ou inédits réalisés au cours de la décennie écoulée, nous souhaitons ménager à nos spectateurs un accès à quelques films parmi les très nombreux que nous voyons sans avoir la possibilité de les faire découvrir. Ces fictions, documentaires et animations, nous permettrons de prendre le pouls d’un cinéma souvent intuitif, abrupt dans ses effets. Les stratégies mises en oeuvres nous rappellent néanmoins à une des fonctions essentielles de cet art : non pas refléter le monde mais découvrir les moyens d’être de plain-pied avec le présent. Nous remercions pour son aide précieuse à l’élaboration de ce programme Yaxuan Zhang et le CIFA (Chinese Independent Film Archive). Nous tenons à leur témoigner amitié et solidarité à un moment où cette institution à but non-lucratif qui classe, archive et promeut le cinéma chinois indépendant perd des soutiens financiers essentiels à la pérennité de son action.
Jérôme BARON