Regonflé par les succès internationaux récents, et parfois controversés, de Guillermo Del Toro, Alfonso Cuaron, Alejandro Gonzalez Iñarritu, Carlos Reygadas ou Amat Escalante, eux-mêmes talonnés par un groupe de réalisateurs plus jeunes encore, le cinéma mexicain, malgré de réelles difficultés structurelles, semble porté par de nouveaux élans. Pourtant, dès lors qu’on aborde cette cinématographie, il est un nom qui ne manque jamais de s’inviter dans les conversations : celui d’Arturo Ripstein. Davantage que la longévité de son œuvre, plus de quarante années maintenant, la raison la plus évidente en est sûrement la nature si particulière de l’empreinte laissée dans nos mémoires par les mondes du cinéaste. Le terme de mémoire n’est pas usurpé en la circonstance puisque la reconnaissance cinéphilique dont l’œuvre jouit semble paradoxalement proportionnelle à la raréfaction de ses films sur tous nos écrans. Par conséquent, cette rétrospective en sa présence et celle de Paz Alicia Garciadiego, sa compagne et la scénariste de ses quinze derniers films, nous paraissait plutôt qu’un luxe une bienheureuse fortune.
Le titre d’un des films de Ripstein, Principio y fin, pourrait résumer toute l’œuvre. Placé sous le sceau d’une fatalité implacable du réel, on pourrait dire de chaque début de film qu’il annonce la fin. Dans ce cas, le décès d’un père criblé de dettes provoque le déclassement des membres d’une famille de la petite-bourgeoisie jusqu’à sa consumation morale et physique. Bref, jusqu’à ce que morts s’ensuivent. Arturo Ripstein n’est pas à proprement parler un maître du suspens. Néanmoins, en adossant ses films à des motifs mélodramatiques, coutumiers dans le cinéma mexicain, il en propose un approfondissement, une imprévisible relance. Buñuel, dont il a été l’assistant, ne les a jamais évacués non plus, et d’une certaine façon, Rita Macedo (Nazarin, La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, L’Ange exterminateur) en portera la marque jusqu’à la révélation du Château de la pureté (1973).
Des personnages rencontrés dans les films d’Arturo Ripstein, nous pourrions dire qu’ils ne sont jamais à l’aise dans les vêtements que la société ou la nature leur a taillés. Le monde est pour eux un carcan aliénant (qu’il soit social, spirituel, sexuel, économique) et ils vivent avec l’espoir consciemment illusoire de devenir autre chose qu’eux-mêmes. Cette irréfrénable soif d’un miracle qui n’a jamais lieu les livre le plus souvent à d’autres chimères : le jeu, le sexe, le crime… C’est ici que certaines caractéristiques esthétiques de l’œuvre prennent tous leur sens. Ripstein ne craint pas la présence d’artifices (décors et accessoires, jeu d’acteur empreint d’une certaine théâtralité parfois) qui sont tout autant que les attributs incontournables de la mise en scène, les marques apparentes de l’invraisemblable fiction que chacun se construit pour espérer survivre. Les plans s’étirent alors dans des longueurs et des allers-retours qui traduisent l’absence de toute issue. Les films de Ripstein sont de véritables dédales et les griffures que les personnages infligent au réel pour en sortir ne le laissent pas plus indifférent que nous. Seulement le cinéaste ne s’abroge pas le pouvoir démagogique de les sauver à tout prix puisqu’ils en sont eux-mêmes incapables.
Mais alors ? Quel regard le cinéaste porte-t-il sur la société mexicaine ? Sur ce point, nous dirions qu’à toute sociologie ou exemplaire reflet du monde, le cinéma d’Arturo Ripstein semble préférer cette marge de manœuvre avec ladite réalité qui est la condition sine qua non de tout art et de tout désir de cinéma. Non point que ces films soient disjoints de tout rapport à la réalité, El palacio negro, documentaire sur le célèbre pénitencier Lecumberri, est encore là pour le prouver, mais l’âpreté de la vision n’est pas plus réductible à une interprétation figée qu’elle n’ouvre à de multiples hypothèses. Ici tout semble possible, même le pire.
Jérôme BARON