Festival 3 Continents
Compétition internationale
47e édition
21>29 NOV. 2025, Nantes

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Intégrale Shinji Sômai

Le vagabond de l’ère post-studio japonaise

Comparé aux autres pays où le cinéma prospéra vite et où une longue tradition du cinéma populaire existe, le Japon a ceci de caractéristique qu’un des basculements historiques de sa cinématographie, celui qui équivaudrait à la Nouvelle Vague en France, ne s’est pas produit hors des studios mais bien à l’intérieur, et que ce changement a de surcroît mis presque vingt ans à s’accomplir.

Ainsi, Nagisa Oshima et Kijû Yoshida, deux auteurs radicaux et emblématiques de la génération d’après-guerre et porte-drapeaux de la « Nouvelle Vague Shôchiku » firent, comme le nom du mouvement l’indique, leurs débuts en tant que réalisateurs au sein du célèbre studio, qui a aussi été celui où Yasujirô Ozu a fait toute sa carrière. Après leur départ de la Shôchiku, Oshima et Yoshida fondèrent leur propre société de production et tournèrent plus librement que jamais, tandis qu’on exigeait des réalisateurs restés au studio qu’ils continuent à faire des films adaptés aux nouveaux goûts et aux mœurs de l’époque, prolongeant ainsi le système institué. Dès lors, la carte du cinéma japonais des années 60 et 70 se divisa en deux pôles : d’un côté des productions indépendantes ouvertes aux velléités révolutionnaires cherchant des esthétiques nouvelles, de l’autre une révolution interne et relative conduite au sein du système des studios qui devaient leur survie à ces évolutions. Mais l’afflux de compétences extérieures à l’industrie du cinéma et n’ayant pas l’expérience des studios, et l’introduction de capitaux venus de l’industrie musicale, d’agences artistiques et de maisons d’édition provoquèrent l’effondrement du système et accélérèrent la transition vers une époque post-studio à la toute fin des années 70. Parmi la première génération de réalisateurs ayant émergé au cours de cette période, Shinji Sômai fut probablement, grâce à son incomparable créativité, le plus influent, tant auprès du public qu’au regard du cinéma japonais postérieur.

Sômai fut aléatoirement salarié de la Nikkatsu dans les années 70, alors que la compagnie trouvait un second souffle en produisant des films érotiques dits romans-pornos. Malgré cela, l’importante expérience acquise au cours de cette période le distingue d’autres réalisateurs de sa génération tels Yoshimitsu Morita ou Kazuki Omori, qui furent directement promus de la réalisation de films d’étude à l’industrie des films commerciaux. De la même manière, Sômai se distingue de ceux qui intégrèrent officiellement la Nikkatsu et qui démarrèrent leur carrière comme réalisateurs de romans-pornos, tels Kichitarô Negishi ou Toshiharu Ikeda, derniers représentants de la génération studio. Au terme d’allées et venues indécises à la Nikkatsu, c’est finalement en réalisant The Terrible Couple (Tonda kappuru, 1980), un premier film pour Kitty Films, société de production financée par une agence artistique, que Sômai fit ses débuts. Saisissant le « juste milieu » de ce paysage du cinéma japonais désormais bipolarisé, Sômai émergea par le centre de ce que l’on pourrait appeler le no man’s land de l’ère post-studio. C’est ainsi que l’ambiguïté des origines de Sômai, due à des circonstances propres au cinéma japonais de ces années-là, fait de lui un réalisateur inclassable : des caractéristiques bien trop artisanales pour être considéré comme Auteur, mais une trop grande sensibilité artistique pour être relégué au rang d’habile faiseur.

Ne bénéficiant pas d’un soutien suffisant de la part des studios sans être pour autant véritablement indépendant, Sômai navigua entre la quasi-totalité des Majors historiques telles la Daiei, la Tôhô et la Shôchiku. Parallèlement à cela, il collabora à la Director’s Company, société de production co-fondée par d’autres réalisateurs de sa génération, de même qu’il expérimenta de nouvelles formes de production, plus contemporaines, dirigées par des chaînes de télévision, des agences de publicité ou des maisons d’édition. Cette capacité d’adaptation lui permit, entre 1980 et 2000, de réaliser 13 longs-métrages et un film de télévision…

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Néanmoins, les ayants-droit de ces treize films étant nombreux et dispersés, il demeure aujourd’hui difficile de consacrer à Sômai des rétrospectives de grande envergure ou d’éditer l’intégrale de son œuvre en DVD, y compris au Japon. Sômai était également de ces hommes qui se moquent d’être encensés comme « auteur », tout comme d’être reconnus à l’étranger. Ceux qui le côtoyaient s’accordent à dire que c’est précisément grâce à cet esprit de contradiction et à son excentricité que Sômai séduisait tous ceux qu’il rencontrait. Ainsi, bien que Bernardo Bertolucci et Nagisa Oshima aient fait l’éloge de Typhoon Club (Taifû Kurabu, 1985), que La femme lumineuse (Hikaru Onna, 1987) et Moving (Ohikkoshi, 1993) aient respectivement été sélectionnés au Festival des 3 Continents de Nantes et dans la section « Un certain regard » du Festival de Cannes, ou que Wait and See (Ah, Haru, 1999) ait obtenu le Prix de la FIPRESCI à la Berlinale, Sômai n’y porta qu’une attention modérée. De son vivant, sa reconnaissance internationale comme « auteur » au style cohérent fut donc quasi inexistante.

En dépit de cela, l’influence de Sômai à l’intérieur des frontières japonaises est colossale. Au moment où il fait ses débuts, dans les années 80, les films d’auteurs du monde entier font irruption sur les écrans japonais. Un grand nombre d’œuvres singulières et significatives furent projetées dans les salles tokyoïtes, hissant la capitale nippone au rang de villes comme Paris ou New York. Par d’autres biais que ceux de l’âge d’or des studios, le cinéma était en vogue et devint un phénomène culturel à la pointe du contemporain. C’est dans ce contexte que Sômai réalisa ses premiers films qui, outrepassant l’estampille « teenage movies distribués par les Majors », révélaient le style exceptionnel d’un auteur dont les longs plans étaient la marque emblématique. Rapidement, ses films devinrent culte auprès d’une nouvelle génération de cinéphiles apparue dans ces années-là. Par ailleurs, Sômai était réputé pour sa très persévérante direction d’acteurs, à qui il faisait inlassablement répéter les scènes avant de les tourner. Il était considéré comme un maître dans l’art de former de jeunes actrices débutantes qui, au terme de cet apprentissage exigeant, accédaient au rang de stars. Sômai propulsa ainsi de nombreuses actrices talentueuses sur le devant de la scène, à commencer par Hiroko Yakushimaru, qui joua dans ses deux premiers films, Yûki Saitô, mais aussi Yûki Kudô qui travaillera plus tard sous la direction de Jim Jarmusch. Jouer dans un film de Sômai leur permit de passer du statut d’idole des jeunes (pop teen idols) à celui de stars, tandis qu’à l’écran, elles incarnaient en miroir des adolescentes en voie de devenir adultes. De leur côté, les jeunes spectateurs s’identifiaient aux actrices, superposant leur vrai visage à celui des personnages au point de les confondre, les observant d’un œil bienveillant et complice au fil de leur propre évolution. C’est pour cette raison que tant de fans japonais se remémorent cette période avec émotion, disant que « Sômai était toute leur jeunesse ».

Comme l’atteste le succès record de son deuxième film Sailor Suit and Machine Gun (Sêrâfuku to kikanjû, 1981), Sômai jouissait d’une popularité importante auprès du public, mais ceux qui ont été le plus stimulés par ses films sont incontestablement les jeunes cinéastes de l’époque. J’ose affirmer que parmi les réalisateurs japonais les plus renommés aujourd’hui, aucun n’est passé au travers de son influence. Très tôt, les plans longs deviennent la marque de Sômai : la plupart du temps, ceux-ci se prolongent au-delà de toute nécessité narrative, et usent de travellings d’une telle envergure qu’on en vient parfois à se demander comment ils ont été tournés. Ce style atypique et hors norme provoque chez les futurs cinéastes de l’époque l’envie frénétique de réaliser leurs propres films. Ainsi, le travail de brillants auteurs japonais d’aujourd’hui révèle-t-il sa vraie nature dès lors qu’on l’envisage comme une réaction critique à l’œuvre de Sômai. Au début de sa carrière, Kiyoshi Kurosawa eut un lien privilégié avec Sômai puisqu’il fut notamment assistant réalisateur sur le tournage de Sailor Suit and Machine Gun. Or, malgré une véritable mais secrète fascination pour son style, Kurosawa qualifie son aîné « d’excessif » au point d’en faire un contre-exemple. De cette façon, il parvient intelligemment à s’épargner le statut de « cinéaste maudit ». De son côté, Shinji Aoyama sollicite Masaki Tamura, chef opérateur sur le film le plus radical de Sômai, P.P. Rider (Shonben Rider, 1983). Au fil de leur collaboration, Aoyama explore à son tour, et à sa façon, les ressources du plan long. De même, en connaissant Sômai, on ne se demande pas pourquoi Tomokazu Miura, professeur négligé dans Typhoon Club tient le rôle principal dans M/OTHER de Nobuhiro Suwa. Du même Suwa, on comprend à nouveau pourquoi dans Yuki et Nina, une petite fille forcée de grandir trop vite suite au divorce de ses parents, s’enfonce seule dans la forêt, comme la jeune héroïne de Moving. Enfin, l’influence de Sômai s’étend jusqu’à la sphère du film d’animation, à l’instar de ces nombreuses scènes d’école évoquant Typhoon Club qui dépeignait de façon subtile la psyché des garçons et des filles pubères.

Cela dit, le caractère souvent extraordinaire des plans longs et des travellings de Sômai ne doit pas nous détourner de ce qui fait plus encore l’essence de son travail. Comme je le mentionnais plus haut, ses films héritent autant des films de studio que de ceux qui surviennent après cette époque. En effet, Sômai perpétue secrètement les richesses de la Nikkatsu. Malgré son ancienneté et son prestige – le studio fête cette année le centenaire de sa fondation – la Nikkatsu vit son entrée sur le marché d’après-guerre entravée de diverses manières par les autres grands studios. Pour relancer son activité de production (1954) et répondre aux attentes du grand public, la Nikkatsu s’employa donc à la production de films d’action novateurs et sans antécédents, interprétés par de jeunes acteurs vierges de toute empreinte, recrutés sur audition. Comme je l’évoquais précédemment, lorsque Sômai intègre les rangs du studio dans les années 70, la Nikkatsu s’est déjà convertie à la production de romans-pornos. Sômai sélectionnera une grande partie de son équipe parmi les professionnels vétérans et émancipés du studio, ceux qui refusaient d’être prisonniers des contraintes du réalisme au sens étroit où l’entendent de nombreux films commerciaux et que contestaient fortement bon nombre de romans-pornos et, avant eux, de films d’action Nikkatsu. De fait, il eut été impensable que Sômai tourne avec autant de liberté sans la présence de Kei Ijichi, ancien assistant réalisateur à la Nikkatsu devenu producteur lors du passage au roman-porno. De même, si l’œuvre de Sômai conserve un aspect régulier en dépit du fait qu’il changeait systématiquement ou presque de chef opérateur d’un tournage à l’autre, c’est en grande partie grâce à la contribution de Hideo Kumagai qui fut éclairagiste sur la plupart des films. Enfin, si Sômai parvient dès son premier film The Terrible Couple à définir son propre style autour du plan long, c’est certainement grâce au talent de son chef opérateur Nobumasa Mizunoo, ancien collaborateur de Chûsei Sone sur Angel Guts : Red Classroom, chef d’œuvre du roman-porno pour lequel Mizunoo réalisait déjà de prodigieux plans longs. Ainsi, Sômai sut tirer le meilleur parti de ces techniciens dont la personnalité et les compétences furent moins pleinement mises à profit au sein des studios, permettant ainsi de libérer le potentiel de ces hommes talentueux dans le no man’s land de l’époque post-studio. Dans Tokyo Heaven (Tôkyô jôkû irasshaimase, 1990), Sômai crée et exploite comme espace cinématographique les deux derniers étages d’un immeuble de luxe reliés à l’aide d’une échelle de corde. Bien que ce film fasse toujours l’objet à ce jour d’une terne réception critique, il est extrêmement précieux dans la mesure où il constitue l’un des derniers témoignages de l’époque où l’on pouvait reconstituer sur les vestiges des studios. Pour ses films ultérieurs, Sômai accepte avec sang froid que les techniques et le savoir-faire dont ses films avaient pu bénéficié soient en train de se perdre. Il donnera ainsi à ses projets une envergure plus modeste, mieux adaptée à l’époque contemporaine, tout en mettant un point d’honneur à préserver un certain « esprit studio ». C’est ainsi que Sômai s’essaiera à de nouvelles orientations. Elles devinrent de plus en plus contrariées par l’évolution technique et celle du public : l’obscurité des salles de cinéma devenaient tout aussi négligeable que la bande de celluloïd. C’est dans ce contexte difficile que Sômai réalisa le film le plus classique de toute sa filmographie : Wait and See. Loin d’être une régression, il convient au contraire de le considérer comme un surprenant accomplissement.

Sômai traversera à grande vitesse ce moment de l’histoire du cinéma japonais qu’est la période post-studio. Il disparaîtra lui-même prématurément après avoir exploré les limites du potentiel des films analogiques, à l’aube de l’ère du cinéma numérique, celui d’après la pellicule. Ainsi, revoir tous les films de Sômai aujourd’hui, tout juste dix ans après sa disparition, devrait permettre de mesurer ce qu’entre-temps le cinéma a perdu, et ce qu’il a nouvellement acquis. En ce sens, c’est une entreprise à la fois réjouissante et nostalgique.

Jinshi FUJII

Cliquez ici pour lire l’entretien de Koji Enokido, assistant-réalisateur de Sômai

 

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