La question du cinéma de genre et de son évolution ne peut rester extérieure à la préoccupation cinéphilique. Si le Festival des 3 Continents l’aborde de manière parcimonieuse dans sa programmation, elle y a toujours été posée avec une exigence aussi soutenue que pour ledit « cinéma d’auteur ». On gagera que cela n’entrave en aucune manière le divertissement propre à ces films mais permet de distinguer, de-ci de-là, parmi l’affluence du cinéma commercial, ce qui fait signe sur l’horizon de l’art. C’est chose moins évidente qu’il n’y paraît. Si les moyens importants dont disposent le cinéma commercial soutiennent sa condition spectaculaire, ils sont tout aussi essentiels aux idées en cinéma que ces films élaborent et portent. Le genre n’est un alibi que dans le pire (mais le plus répandu) des cas. Pour le meilleur, il est un lieu de passage privilégié, une condition de l’art. En ce sens, la médiocrité semble tout aussi reconnaissable dans un cinéma qui affiche le sérieux de sa démarche que le génie trouve à s’exprimer parfois dans des œuvres qui, sous l’apparence plaisante de la distraction, les débordent sur le plan de la pensée et de la maîtrise formelle. Sur ce point fondamental, l’histoire du cinéma à travers l’exemple hollywoodien est éclairante. Aucun de nous ne manquera de se souvenir que parmi les élus de la fameuse politique des auteurs, on rapprochait sous la même bannière d’un art de la mise en scène Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Howard Hawks, et Carl Theodor Dreyer, Luis Buñuel, Roberto Rossellini, Jean Renoir…
Le cinéma hongkongais est connu dans le monde entier pour ses films policiers et de kung-fu, beaucoup moins pour sa pléthorique production de films romantiques ou ses comédies. Il possède avec Bruce Lee la véritable icône du cinéma d’arts martiaux, genre auquel Chang Cheh et Liu Chia-liang apporteront ses lettres de noblesse dans la postérité de King Hu, avant que d’autres, au début des années 80, n’en prolongent comme Tsui Hark les possibles (ce dernier fut aussi le producteur de John Woo à travers sa société Film Workshop). Des années 70 à la toute fin de la décennie 80 (qui est aussi celle des débuts de Stanley Kwan et d’Ann Hui et de l’avènement sur la scène internationale de Wong Kar-wai), le cinéma hongkongais vit à la fois un remarquable essor économique et une grande vitalité artistique. Cela est encore vrai les premières des années 90.
Lorsque Johnnie To et Wai Ka-fai fondent en 1996 la Milkyway Image Limited, le contexte est déjà plus incertain. L’industrie cinématographique hongkongaise a perdu localement du terrain ainsi que son influence sur les marchés voisin de Taïwan ou du Sud-est asiatique. À la veille de la rétrocession effective de la colonie britannique à la Chine (1997), par laquelle le territoire devient une « Région administrative spéciale », il plane sur l’une des principales places financières d’Asie et du monde, une vive inquiétude. Alors qu’une partie productive de son activité a été délocalisée vers les provinces côtières de la République populaire au cours des années 80, on se préoccupe nettement de savoir comment vont se traduire les déclarations visant à faire du territoire une pièce économique majeure du système chinois. Dans ce contexte tendu, quelques talents notoires se voient offrir une opportunité de poursuivre leur carrière à Hollywood qui cherche à renouveler son cinéma d’action. Parmi ceux-là, des acteurs, comme Michelle Yeoh ou Chow Yun-fat, mais aussi des réalisateurs : John Woo (Hard Target, 1993, Broken Arrow, 1996, Face/off, 1997, Mission Impossible 2, 2000), Ringo Lam, Tsui Hark pour deux essais infructueux avec Jean-Claude Van Damme (Double Team, 1997, Knock off, 1998) qui regagne aussi vite Hong Kong qu’il retrouve l’inspiration avec Time and Tide (2000)…
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À la création de la Milkyway Image, ni Johnnie To ni Wai Ka-fai ne jouissent d’une quelconque notoriété internationale. Néanmoins, ils sont l’un et l’autre tenus pour être deux fortes personnalités. Rodés aux méthodes efficaces de la production made in HK auxquelles ils se sont formés entre cinéma et télévision, leurs apports à la Milkyway sont aussi complémentaires que les rôles entre eux sont interchangeables : scénariste, réalisateur, producteur. Par ailleurs, leur expérience de la télévision contribue probablement à ce que les deux associés aient une connaissance assez précise des références et des attentes de leurs contemporains. Pendant que To et Wai se redistribuent les postes de responsabilité de l’un à l’autre entre les films, les premières productions de la Milkyway témoignent symétriquement d’une saisissante perméabilité à des registres bien différents du cinéma, du plus exigeant au plus populaire. Mieux, les films paraissent opérer une sorte de fusion inédite entre un professionnalisme éprouvé (versant Johnnie To) et une sophistication délirante (versant Wai Ka-fai) qui deviendra vite la marque de fabrique de la Milkyway. La démarche prend appui sur une vision rigoureusement pragmatique. L’excentricité de films tels que Too Many Ways To Be n°1 (Wai Ka-fai) ou The Odd One Dies (Patrick Yau), tous deux réalisés en 1997, est contrebalancé par des films dont la réception publique est mieux garantie et qui sont souvent co-réalisés par le duo fondateur. Needing You (Johnnie To, Wai Ka-fai, 2000), comédie frivole, avec les deux stars Andy Lau et Sammi Cheng, est un énorme succès public (35 millions de HK$ de recette sur le marché local) et un exemple parfait de ce système angulaire. Johnnie To se montre particulièrement attentif au respect de cet équilibre puisqu’il constitue un gage de pérennité pour la Milkyway, mais surtout, il soutient son indépendance et ses audaces. Si l’épreuve des balles caractérise aux yeux du plus grand nombre certaines scènes mémorables des films Milkyway, dans sa course à la production (jusqu’à sept longs-métrages produits dans une année en 2001), la société prend tous les risques que lui autorise une expertise, elle, moins balistique.
Johnnie To a fréquemment confessé qu’il élabore puis regarde ses films comme des exercices, se dispensant de préciser lesquels lui paraissent accomplis. Il convient de lire entre les lignes de ces propos et d’y déceler davantage qu’une désinvolture empruntée, une certaine modestie, et aussi une exigence. La Milkyway peut se voir comme un laboratoire où l’on continue d’apprendre son métier en le faisant. Chacun y croise d’autres compétences, rassemblées autour du duo fondateur avec le but de faire se frotter différentes inspirations et tentations. Ici le cinéma (commercial) de genre affirme son inscription dans une tradition en cherchant constamment comment en repousser les limites. Les contributions des uns et des autres sont épinglées comme dans un jeu qui accueille activement les nouveaux talents. Pendant qu’on s’entend sur la facture à donner à un film vite réalisé et vite rentabilisé, on travaille à plusieurs mains sur un prototype dont on ne saura qu’à la toute fin à quoi il ressemblera vraiment. Help !!! (Johnnie To, Wai Ka-fai, 2000) est tourné et monté en vingt-sept jours alors que la réalisation de PTU (Johnnie To, 2003) et de Sparrow (Johnnie To, 2008) nécessitera plusieurs années. Les postes sont échangés ou partagés à plusieurs, les techniciens jouent dans les films, les acteurs à leur tour se croisent ici, se séparent là, puis se retrouvent, aussi familiers les uns des autres (on dirait une vraie bande) que mis à l’épreuve de leurs habitudes par le film suivant. Le statut de Lam Suet, le premier des seconds rôles d’une trentaine de films Milkyway, est à ce titre intéressant. Il donne souvent le sentiment d’y être aussi spectateur des films qu’acteur des situations que ses personnages traversent. Sa présence agit comme un repère et un témoignage ; dans la posture de guet, il s’assure que tout va bien avant que tout ne déraille.
Il y a beaucoup d’astuces, d’intuition, et à l’évidence du plaisir, dans la manière dont Johnnie To et Wai Ka-fai orchestrent l’intense activité créatrice de la Milkyway. De nombreux films en témoignent assez directement, et s’en amusent selon différentes modalités. Retenons deux exemples parmi bien d’autres possibles. Dans Fat Choi Spirit (2002), comédie où le jeu est concrètement mis en scène par le biais d’une addiction des personnages au mahjong, Johnnie To fait se croiser et s’affronter deux de ses acteurs emblématiques, les Lau, Ching-wan et Andy, tenus jusque-là aux antipodes l’un de l’autre : hyper masculinité d’un côté, romantisme anti-héroïque de l’autre. Dans Expect the Unexpected (Patrick Yau, 1998), se tiennent deux gangs en pleine dérive, l’un composé d’empotés sans expérience, l’autre d’une efficacité toute professionnelle. Devinez lequel emporte l’adhésion en semant le plus de troubles sur son passage ? Il y a dans les scénarios une déconcertante satisfaction à déjouer les attentes, à faire glisser sans prévenir les films d’un registre à l’autre comme dans Where a Good Man Goes (1999), film trop souvent négligé, ou Yesterday Once More (2004), titre aussi d’une chanson des Carpenters. Il ne s’agit pas tant de rechercher l’originalité à tout prix que de donner forme à une vision du monde où les choses ne sont jamais figées (et surtout pas dans le cinéma de genre et d’action), jamais jouées d’avance, souvent doubles. Ainsi Election 1 (2005) et 2 (2006) logent derrière un relooking du film de triades hongkongais et une référence distante au Parrain de Coppola, une incisive allégorie politique et historique, révélant chez Johnnie To une orientation plus littéraire. Elle est réaffirmée par son dernier film sorti en France, le remarquable La vie sans principe (2011). Running on Karma (2003) et Throw Down (2004) apparaissent comme des films inclassables. Aucun des registres connus ne semble pouvoir accueillir ces deux œuvres où des tonalités tantôt noires, burlesques, voire mystiques s’hybrident ou se neutralisent. Andy Lau, Cary Grantesque acteur et superstar hongkongaise, subit toutes les métamorphoses dans le premier, Louis Khoo et Aaron Kwok délaissant le kung-fu au profit du judo dans le second, reconquièrent une intégrité physique et morale suffisante pour rapprocher sur le fond Johnnie To d’Akira Kurosawa. Si, dans ces deux cas, l’extravagance exulte, elle affirme aussi la cohérence et l’intelligence du dessein qui oriente le système Milkyway. Le cinéma de genre, par définition populaire, devient le lieu privilégié d’une interrogation sur les fondements traditionnels d’une société lancée, au carrefour de multiples influences, dans une course vers une modernité irrépressible. Apparences changeantes ou désopilantes métamorphoses, affrontements fratricides, amours indécises, retournements de situation, appartenance et dévouement ou choix individuel, violence et humour, pouvoir surnaturel ou handicap, toute torsion, écart, dissonance, renvoient à la définition d’une identité tiraillée, quasi schizophrénique.
De Cheng Siu-keung (génial directeur de la photographie) à Bruce Yu (décorateur et costumier), de Yau Nai-hoi (qui a mis la main à plus de vingt scénarios et réalisé en 2007 Filatures) jusqu’à Ding Yuin Shan (directeur de production et arpenteur-photographe), les membres de la Team Milkyway soulignent régulièrement l’importance donnée au choix des lieux de tournage. Si ceux-ci participent activement à authentifier les actions et enjeux dramatiques, le cinéma inscrit aussi sa marque dans l’affluence saturée de la ville, il s’y déploie et en réoriente les temporalités, double la cité pour la mieux réfléchir. Insulaire et continental à la fois, Hong Kong n’est aucunement réduit dans les films Milkyway à une fonction décorative ou relégué au rang de personnage secondaire. La ville est la condition d’un cinéma qui en cartographie amoureusement l’évolution dans l’après-rétrocession : entre le jour et le nuit. Si la Milkyway incarne aux yeux du monde le seul véritable élan du cinéma hongkongais d’aujourd’hui, la qualité stylisée des films qu’elle produit soutient cette fascination pour un monde dense et contradictoire : terriblement vivant.
Jérôme Baron