Au fur et à mesure que les Archives du film de Chine ouvrent leurs collections, on prend conscience de la diversité de la création cinématographique de ce pays, dès ses débuts, il y a un siècle. Diversité en terme de lieux de production, mais aussi d’influences et de styles et même plus largement d’héritages culturels. On ne peut aussi que constater la continuité qui s’impose, par-delà les guerres, les combats idéologiques, les fractures politiques : c’est ainsi qu’en une douzaine de films allant de 1931 à 1950, le Festival des 3 Continents nous fait découvrir le parcours de quelques uns des grands réalisateurs de cette première moitié du vingtième siècle, et nous offre la possibilité de suivre aussi bien leur itinéraire artistique que leurs pérégrinations cinématographiques, entre Shanghai et Hong Kong, et même Pékin.
Ces trois villes sont doublement présentes dans cette programmation : lieux de vie et de travail des réalisateurs, pour Shanghai et Hong Kong, elles sont aussi le cadre d’action de bon nombre des films choisis. Les liens tissés entre les protagonistes, les narrations et les villes montrent qu’elles sont considérées bien plus que comme de simples décors ; elles deviennent des personnages à part entière, dont les réalisateurs dressent le portrait, à la croisée de leur expérience vécue et de leurs projections imaginaires.
Shanghai, tout d’abord, Shanghai qui fut la première capitale du cinéma en Chine. C’est dans cette cité, divisée entre partie chinoise et concessions sous administration occidentale, que s’installèrent les compagnies de production cinématographique qui apparurent au début des années 1920. C’est aussi dans cette ville qui, avec ses tramways, ses enseignes électriques et les imposantes façades art déco du Bund, offrait le visage d’une métropole moderne, que furent construits de prestigieux palaces du cinéma, luxueux autant que vastes. Sur les écrans shanghaïens, jusqu’en 1941 et la guerre du Pacifique qui mit fin temporairement aux échanges commerciaux avec l’Amérique, on voyait tout, et surtout tout ce qu’Hollywood produisait, muet, parlant, court, long, fiction ou actualités… et ce cinéma-là fut la première école des réalisateurs chinois. Ceux-ci lui empruntèrent ses genres, ses codes visuels, le jeu des acteurs, mais l’adaptèrent aux contraintes techniques d’une industrie pauvre (la production de films parlant ne devint prépondérante en Chine qu’à partir de 1935) et aux demandes d’un public local très sensible aux enjeux du nationalisme culturel. C’est ainsi que The Peach Girl (Tao hua qi xue ji) réalisé par Bu Wancang en 1931, reprend à Griffith cet art du mélodrame qui plaisait tant au public chinois (Way Down East fut un très grand succès en Chine) tout en l’enracinant dans des questionnements propres à la société chinoise d’alors. Bien des films de l’époque citent et détournent très ouvertement des opus américains. Le chant de minuit (Ye ban ge sheng) est un cas exemplaire : Maxu Weibang s’est inspiré du Fantôme de l’Opéra (R. Julian, 1925) et de Frankenstein (J. Whale, 1931) pour proposer un film de genre adapté au terreau chinois, véhiculant, à la veille de l’invasion japonaise de la Chine, un message patriotique et exploitant les ressources propres au son cinématographique, dans les bruitages comme les chansons. Car bien souvent les films chinois, sous couvert de divertir, cherchent aussi à éveiller les consciences, à dénoncer ou mobiliser dans le contexte d’une jeune nation en crise, vulnérable, livrée aux appétits économiques et territoriaux des puissances occidentales et du Japon.
Shanghai est en effet aussi la ville où les deux visages de la modernité s’affrontent dans la Chine des années 1930 : l’occidentalisation est dans les faits une domination coloniale, les progrès technologiques s’accompagnent de maux divers : sous toutes ses formes, c’est l’exploitation des faibles par les puissants. Des films comme Au carrefour (Shi zi jie tou, Shen Xiling, 1937), La Divine (Shen nü, Wu Yonggang, 1934), Femmes Nouvelles (Xin nü xing, Cai Chusheng, 1935) ou Le chant des pêcheurs (Yu guang qu, 1934) mettent ainsi en scène la ville comme lieu de perdition et de désespoir, de la misère des pêcheurs aux malheurs d’une jeunesse désœuvrée en passant par le désespoir de jeunes femmes luttant pour leur indépendance et leur dignité dans une société qui les rejette. Shanghai, avec son ballet de tramways ou de bateaux passant sur le fleuve, la valse des enseignes électriques de ses cabarets, est plus que le cadre de la déchéance de ce petit peuple: elle le malmène, dans sa modernité hautaine et brutale, tout en l’attirant par l’espoir d’un avenir meilleur…
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Ainsi, à Shanghai comme dans les films qui y furent produits, le rapport à l’Occident est-il ambivalent : il est un modèle autant qu’un ennemi. Et la référence hollywoodienne, pour forte qu’elle ait été, a non seulement constamment été retravaillée mais aussi épicée d’autres influences plus en accord avec les positions politiques de bien des artistes chinois d’alors. Cai Chusheng par exemple, dit avoir découvert à partir de 1932 (les relations diplomatiques entre la Chine et l’URSS n’étant rétablies qu’à cette date) des films soviétiques comme Le chemin de la vie (Poutiovka v jizn, N. Ekk, 1931) qui l’influencèrent beaucoup dans sa démarche artistique, sa volonté de décrire de la façon la plus authentique possible les souffrances du peuple chinois. On a pu déceler dans Au carrefour de Shen Xiling, autre artiste très proche des milieux de gauche, les influences mêlées, et magnifiquement digérées, de réalisateurs américains tout autant que du cinéma japonais, en particulier de Ozu, dans la façon dont il décrit sur un ton mêlant le burlesque à l’amertume le quotidien de jeunes gens déclassés affrontant le chômage et la crise économique.
Les cinéastes, et leur public, tout réceptifs qu’ils étaient aux cinémas d’ailleurs, n’en gardaient pas moins la volonté de donner à leur travail une identité chinoise qui ne passait pas que par les thématiques traitées. Fei Mu fut sans doute celui qui poussa le plus loin sa démarche, explorant la façon dont le cinéma pouvait être fertilisé par les arts chinois traditionnels, poésie, peinture et opéra. Trois beaux films nous montrent différents moments de ce parcours. On connaît désormais bien Printemps dans une petite ville (Xiao cheng zhi chun, 1948), dernier film d’un artiste trop tôt disparu, œuvre exceptionnelle qui travaille dans le registre de l’allusif, de l’évocation et du déplacement, à la façon d’un poème chinois. On découvrira ici deux films plus anciens. Piété filiale (Tian Lun, 1935) fut réalisé dans un contexte particulier, son producteur, voulant en faire la défense et l’illustration de la culture chinoise telle que le Parti nationaliste au pouvoir la concevait. Le film fut d’ailleurs un des rares films chinois diffusés à l’époque aux Etats-Unis, dans la version remaniée qui est la seule encore existante aujourd’hui, sous le titre Song of China. Fei Mu parvient à sublimer la morale traditionaliste de l’histoire, une histoire de piété filiale bien confucéenne, par un art cinématographique original qui doit beaucoup, dans son traitement de l’espace, à l’art pictural chinois : des cadres en plans moyens ou larges qui incluent les éléments du décor de façon à ne pas focaliser sur l’action, un montage favorisant une sorte de circulation et de mouvements. Confucius (Kong Fuzi, 1941) à son tour explore la puissance évocatrice de l’image et du son, renonçant à toute mise en scène réaliste pour ce portrait humaniste du Maître en temps de guerre.
Confucius fut réalisé tout au long de l’année 1940 alors que Shanghai était en partie occupée par les Japonais. Les studios dans lesquels travailla Fei Mu étaient alors encore alors indépendants, mais dès la fin 1941, après Pearl Harbour, la situation changea et les studios shanghaiens passèrent sous administration japonaise qui les réunit dans une structure unique, la Zhonglian. De nombreux réalisateurs, techniciens et acteurs, et non des moindres, se trouvèrent ainsi à travailler pour ce seul et unique studio shanghaien. On y réalisa quelques films de propagande, vantant l’amitié entre les peuples asiatiques, mais aussi des œuvres dans des registres variés, films en costumes, drames, comédies dans lesquels les artistes tentèrent de préserver malgré tout quelque chose de leur culture nationale. C’est dans ce contexte que Zhu Shilin et Yue Feng, qui avaient commencé à travailler avant-guerre, développèrent leurs talents mais aussi formèrent de plus jeunes qu’eux qui deviendraient pour certains d’importants réalisateurs sous la Chine communiste. Après la guerre, ces deux réalisateurs furent, avec une centaine d’autres, les cibles d’attaques répétées, car on leur reprochait leur compromission avec l’ennemi. Pour fuir ce climat délétère, au moment où la guerre civile entre les Nationalistes et les Communistes attisait les haines, ils partirent à Hong Kong. C’est de cet exil qu’ils réalisèrent Histoire secrète de la Cour des Qing (Qing gong mi shi, Zhu Shilin, 1948) et La ruelle aux fleurs (Hua jie, Yue Feng, 1950) reconstruisant tous deux une Chine passée, bien différente de celle qu’ils avaient quittée. Situé lors des derniers jours de la dynastie mandchoue, dans la cité impériale pékinoise, Histoire secrète de la Cour des Qing est une superproduction virtuose s’appuyant sur un très beau casting et qui donne la part belle aux femmes, comme souvent dans les films de Zhu Shilin. Le film se termine par des images fortes, celle du peuple renouvelant sa confiance à l’empereur de Chine : s’agissait-il de faire passer un message de soutien à Tchang Kai-shek, alors en train de perdre la guerre contre les Communistes ? C’est ainsi en tout cas que le film fut reçu par le pouvoir communiste, lorsqu’il fut montré en Chine continentale en 1950 : attaqué dans les journaux, il fut rapidement retiré des écrans et devint de façon récurrente la cible des critiques communistes. La ruelle aux fleurs revient sur la période de l’occupation japonaise. En décrivant le quotidien des résidents d’une rue shanghaienne sous l’occupation, le film apporte une réponse aux attaques de compromission avec l’ennemi dont le réalisateur et certains des acteurs (dont Zhou Xuan) avaient été victimes. Sans doute fallait-il être loin de la Chine, et des paroxysmes de sa guerre civile, pour oser une description aussi nuancée et délicate de ce douloureux passé et reconstruire de façon aussi peu idéologique cette période encore fraiche dans les esprits.
C’est de Hong Kong aussi que nous vient, bien des années plus tard, cette vision nostalgique mais aussi extrêmement bien informée du Shanghai cinématographique des années 1930. Dans Center Stage (Yuen Ling-yuk, 1992), Stanley Kwan retrace non seulement les dernières années de la carrière d’une des grandes stars de l’époque, Ruan Lingyu, qu’on verra à Nantes dans trois de ses plus belles performances (The Peach Girl, La Divine, Femmes nouvelles), mais aussi la vie d’un des plus grands studios cinématographique de l’époque, la Lianhua, où travaillèrent un bon nombre des réalisateurs ici présentés : Bu Wancang, Cai Chusheng, Fei Mu, Sun Yu, Wu Yonggang, Zhu Shilin… façon de réfléchir aux transmissions artistiques, aux héritages, et de montrer à quel point le cinéma shanghaien d’avant-guerre a essaimé par la suite sur tout le continent cinématographique chinois.
Il y a bien des résonances entre La ruelle aux fleurs et Ma vie (Wo zhe yi beizi, Shi Hui, 1950), réalisé la même année mais dans un contexte tout autre, à Shanghai, dans un des rares studios privés encore autorisés à fonctionner après l’avènement de la Chine communiste. Mais dans les deux cas, l’histoire de la Chine, et les grands bouleversements qu’elle subit dans la première moitié du vingtième siècle, sont décrits à hauteur de rue, à Shanghai dans le premier cas, à Pékin dans le second. Shi Hui, grand acteur et réalisateur, prend plaisir à décrire la vie de ce petit peuple pékinois, mais il montre aussi comment celui-ci est perpétuellement malmené, quels que soient les régimes politiques qui se succèdent. Le film se conclut sur la victoire de l’Armée communiste : le jour allait-il se lever sur les peuples chinois de Shanghai et de Pékin, que le cinéma n’avait cessé de décrire depuis plus de trente ans dans ses heurts et malheurs ? Le destin de Shi Hui, disparu sans laisser de traces en 1957 après avoir été violemment attaqué et traité de « droitier » par la presse communiste, apporte une réponse tragique à cette question.
Anne Kerlan, Institut d’histoire du temps présent, CNRS.