Éclats du mélodrame
Si le mélodrame constitue un genre cinématographique parmi d’autres, sa situation semble avoir longtemps dominé les registres du cinéma populaire. Plus précisément, et à l’exception notable du cinéma burlesque, il faudrait le tenir pour le laboratoire, le lieu originel des formules qui serviront de repères aux spectateurs et à l’industrie cinématographique avant qu’elles n’imprègnent à des degrés variables de leur tonalité les autres formes de divertissement : le film historique, le western, la comédie, le film criminel…
Ses formules (drames familiaux, élans tourmentés et amours contrariés, improbables coups du sort, quête souvent déceptive, emprise des conventions sociales sur les choix individuels, dissension de classes), le mélo, perçu comme déficitaire du point de vue de l’action, a su efficacement les situer du côté du spectacle, c’est-à-dire de la sensation. Provoquant l’adhésion des masses, la « tragédie du pauvre » génère le dédain, voire la raillerie, de ceux qui trop instruits et trop partiaux se rendent incapables d’y voir rien de plus. On ne peut pas toujours contredire l’opinion qui a trop longtemps reproché au cinéma de concentrer le monde dans des formules simplistes, vite assimilables, reconduites d’un film à l’autre. Les stratégies industrielles et commerciales ordonnent la loi des séries, et si les histoires se répètent, c’est aussi pour mieux se différencier. Chaque variation, chaque écart, torsion, détour, peut aussi être décelé par les spectateurs, est susceptible de faire signe avant de faire sens.
La célèbre formule « le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs »1 fait entendre qu’en offrant à son public du connu, ou plus exactement du reconnaissable sur un mode idéal et codifié, le cinéma conquiert d’abord l’extraordinaire capacité de rendre le tumulte du monde à plus de lisibilité, à plus de compréhension. Ce que le mélodrame révèle dans ses excès, oscillation violente des événements, bouillonnement contradictoire étreignant les personnages, exacerbation des sentiments, partitions musicales ou palettes de couleurs hystériques, c’est le mode opératoire du genre. Le genre rendu visible, objectivant formellement le déchaînement irrationnel des forces (sociales, idéologiques) qui déterminent les destins et encadrent les désirs humains. Film après film, les publics du monde entier, spectateurs américains, mexicains, japonais ou chinois, s’initient aux vertus du mélodrame et la première consisterait à vérifier que nous sommes tous assujettis à un ordre social plaçant les individus dans une relation de potentielle contradiction ou de lutte avec leur environnement. Le meilleur du mélodrame incarne ainsi ce registre de la culture populaire où la (con)quête du proche, de l’ordinaire, ce qu’il convient d’appeler les formes de la vie sociale, procède d’une modélisation exemplaire, éclairante, dont le divertissement est doublement l’apparat et la condition.
Le canevas des habitudes et des attentes réglant progressivement les bons usages du genre, certains cinéastes cultivent une saine tentation de dépassement. Leurs propositions ont pour qualité essentielle d’investir et d’approfondir l’espace moral du mélodrame. Les visions (et pensées) plus personnelles qu’ils y déploient ajuste la visée à des contextes évolutifs. Et si le mélodrame réduit progressivement son appétence pour les époques révolues, il les convoque parfois encore pour toucher le corps social par le détour. Essentiellement sa popularité tient d’abord à son fort ancrage culturel, à l’observation dramatisée des points d’équilibre dans les évolutions des normes sociales et idéologiques dominantes. De part et d’autre de l’écran, le mélo concerne d’abord « ceux que nous sommes » . Les films mesurent les rapports de force entre les polarités en présence (ex : identité masculine, définition du féminin, subordination filiale sous le patriarcat, solitude et frustration des sujets…) et se donnent comme des espaces d’expression, parfois libérateur, où la mise à l’épreuve des désirs des personnages révèle des pans invisibles (ou refoulés) de notre univers moral. Cette mise à jour consiste en son fort en une extériorisation des émotions qui à elle seule forme l’image attendue par le public d’une représentation intelligible d’états intérieurs. Sur l’écran, l’émotion visible, reconnue, partagée.
Dans la postérité de Griffith, le mélodrame occidental a offert de multiples exemples d’accomplissement parfait du genre : King Vidor, Vincente Minnelli, Douglas Sirk, Leo McCarey – qui ne nous a pas fait que pleurer de rire -, Max Ophüls -qui a su convaincre tout son monde de Berlin à Hollywood-, l’art du stappalacrime d’un Raffaello Mattarazzo en Italie, en France, Jacques Demy, en Allemagne, Rainer Werner Fassbinder ou, plus proche de nous et de manière plus aléatoire sans doute, certains films de Pedro Almodovar. J’en oublie bien d’autres. Mais les histoires et les formes du mélodrame abondent aussi dans le cinéma mondial et nous rappellent à quelques réussites tout aussi remarquables qui établissent son caractère universel. Nous n’aurons pas ici l’ambition de retracer une histoire de ces œuvres essentielles et précieuses pour notre connaissance du cinéma. D’abord, nous sommes plus modestement tentés de restituer à l’émotion sa place dans l’art d’aimer les films. Ce programme invite ainsi à regarder droit dans les yeux la situation de quelques gestes qui, sur l’horizon du grand art populaire, nous feront pour longtemps encore signe. Gageons qu’aux côtés de Kenji Mizoguchi, Emilio Fernández, Mikio Naruse, Stanley Kwan, Lino Brocka, Xie Jin ou Li Hang-siang ; la détermination du mélodrame à vouloir tirer sans affaiblissement les dispositions du cœur et de l’âme vers l’intelligence et la beauté, aidera chacun à préciser un peu ce qu’il espère de sa rencontre avec un film. Peut-être, cette attente se situe-t-elle autour de ce moment de trouble mystérieux où nous n’avons plus forcément à choisir entre la réalité éclatante et profonde des apparences disposées par le film et cette vie telle que ne la vivons sans oublier de la rêver ? Enfance de l’art, secret magnifique, éblouissante énigme, quête insatiable d’une émotion que nous voulons retrouver avec la convoitise d’un chasseur de primes. Sublime paradoxe des larmes !
Jérôme Baron
1 Dans le générique parlé qui ouvre Le Mépris (1963), Jean-Luc Godard cite cette phrase apocryphe qu’il attribue au critique André Bazin. Elle n’en est pas moins féconde pour la réflexion.