Yu Lik-wai : chimères du monde moderne et réalité numérique
Engager le dialogue avec Yu Lik-wai, c’est convoquer l’expérience insécable d’un cinéaste et d’un directeur de la photographie. Doublement acteur et témoin du basculement du cinéma dans sa nouvelle réalité technique numérique, les films auxquels il contribue accompagnent celui du vaste monde chinois dans une nouvelle ère de transformations sociales et économiques. En considérant ses propres films, et sa collaboration prolongée avec Jia Zhang-ke entre autres, nous avons eu l’impression que son travail nous mettait à plusieurs endroits en présence d’une actualité du cinéma que nous nommerons par défaut autre « sentiment » du réel, ou devrait-on dire autre « sensation » du réel. En évitant de considérer exclusivement les images numériques du cinéma contemporain sous l’angle de ce qu’elles auraient gagné ou perdu, de ce qu’elles auraient en plus ou en moins, nous nous avancerons vers l’expérience de cinéma de Yu Lik-wai pour y observer le réajustement de vertus ontologiques fondamentales là où l’incertitude face à la dissolution et aux mutations en cours réclame une détermination inébranlable du regard.
De la clandestinité à la marge, il y un lien nettement tendu entre le premier film de Jia Zhang-ke photographié par Yu Likwai et celui que ce dernier réalisera deux plus tard à Hong Kong. Non point une continuité esthétique qui verrait le second film prolonger le premier mais l’existence d’une affinité, d’un rapport d’historicité dont on se dit a posteriori qu’il préfigure entre ces deux hommes de la même génération l’une des plus remarquables associations du cinéma contemporain. S’ils se tiennent aux antipodes de la Chine, le Nord pour l’un, le Sud pour l’autre, Jia Zhang-ke et Yu Likwai partageraient avec Xiao Wu et Ah Jian, les personnages de leurs premiers films, de n’avoir alors aucune place sur la carte du cinéma, pas même dans le hors-champ. Ils sont absents. Affirmation clandestine pour Jia Zhang-ke, surgissement à la marge pour Yu Lik-wai, Xiao Wu artisan pickpocket et Love will tear us apart, comme Platform et Plaisirs inconnus à leur suite, feront sourdre la suprême ambition de filmer la marche de l’Histoire au ras du temps de ceux qui la vivent. Migrants, vagabonds, prostituées, troupes itinérantes, paysans déplacés, ouvriers désœuvrés, voyous à la petite semaine, tous ces sans-grades vivent une sorte d’exil intérieur, involontairement condamnés à voyager dans un temps dont l’ordre échappe progressivement à toute conception déterministe, préparés par un demi-siècle de communisme et une longue histoire féodale à subir avec l’avénement du capitalisme d’état un nouveau régime de sujétion.
Qu’ils travaillent ensemble ou séparément, les deux cinéastes s’attachent à préciser les points de rupture, l’aspect fragmenté et l’hétérogénéité qu’engendrent l’irréversibilité d’un mouvement de l’histoire sur les modes de vie jusque dans ses répercussions les plus intimes. Depuis le coin de la rue, depuis le fond du bus, du bout du terrain vague, les films de Jia Zhang-ke semblent poussé par la volonté de saisir dans la même prise le passage entre le dernier état des choses et une transformation déja achevée : un basculement inéluctable. De la même façon et autrement, avec All Tomorrow’s parties et Plastic city, Yu Lik-wai semblent devancer ce virage pour se situer, déjà, dans l’après catastrophe.
De Xiao Wu à Still life, de Love we till us apart à The World, une même préoccupation explicite : la recomposition en cours du paysage chinois engendre une dissolution graduelle de la référence collective, des normes sociales, secouant jusqu’à l’unité traditionnelle de la cellule familiale, affectant la nature des désirs et des sentiments. Plus Jia Zhang-ke et Yu Lik-wai maintiennent leur attention sur ce glissement des repères, sur une perte d’identité aliénante (le travestissement constitue un élément récurrent) et moralement appauvrissante, plus les films se creusent des distances irréductibles entre les personnages. La démesure des regroupements humains provoqué par une urbanisation frénétique accomplit un processus de dévitalisation de plus en plus marqué. A l’écoulement du temps dans de longs blocs d’attente où les personnages de Platform sont suspendus au dessein flou d’un mouvement qui ne vient pas succèdent le lustre clinquant et morbibe de la beauté moderne.
On ne s’étonnera pas de voir Jia Zhang-ke multiplier dans ses films qu’ils se déroulent à Pékin ou ailleurs, des références même anecdotiques qu’ils le rappellent à son Shanxi natal. Comme s’il craignait à son tour de perdre de vue son point d’origine, s’estomper sensations et souvenirs, chemins imaginaires et héritages culturels.
La valeur du relevé que constituent les films de Jia Zhang-ke, elle ne tient pas à la seule et lucide âpreté d’un constat. Elle est doublement affaire de regard et de technique : c’est-à-dire de vision. Et celle-ci n’aurait sans doute jamais consisté sous la forme que nous lui connaissons si le génie de Yu Lik-wai à s’approprier les outils vidéos (en Chine, ceux du maquis) n’avait conférer à l’image de ses films des qualités nouvelles. Sa photographie, solidement ancrée dans le réel, ne concède pas à la moindre inclination naturaliste. Ce qui frappe est davantage l’acuité de l’attention portée aux choses, à leur ondulation physique, à leur matière. Comme si le monde n’avait de cesse d’étaler sa palette subtile sous la forme d’un dessin caché, un document que le cinéma devait trouver les moyens de revéler dans ses dimensions ordinaires mais complexes. En vidéo, on a souvent été tenté d’accrocher des correspondances avec l’argentique. Ici au contraire, la souplesse des outils aussi bien que leur limitation parfois triviale ouvre à Yu Lik-wai la voie de recherches picturales qui neutralisent une certaine solennité de l’image comme dans Plaisirs inconnus. La geste documentaire rappelle celle de la peinture en plein air, et à d’autres égards la tradition picturale chinoise (Still life). Le monde de Yu Lik-wai et Jia Zhang-ke est déjà, avant même le film, un monde imagé, doué de mémoire, d’impressions profondes. Il agit de manière sous-terraine, intempestive mais tangible. Leur cinéma est le présent de ce monde d’images sillonés par leurs contemporains. Sans le savoir, ils le traversent. Peut-être pour la dernière fois. Le film est là pour saisir ce moment ultime reposant inlassablement la même question comme pour mieux résister à l’effondrement : comment se tenir auprès des choses et des êtres afin que leur seule présence constitue un événement ? Et à Yu lik-wai d’y faire quelques inestimables réponses.
Jérôme Baron