Un cliché, le titre de ce programme ? Oui, et on s’en saisira pour le faire glisser d’une allusion à un film américain (un peu frenchy) devenu culte, jusqu’aux nébuleuses organisations mafieuses des triades dont le cinéma hongkongais aura fait bon commerce, comme en témoignaient certains films Made in Milkyway Image de notre programme 2012 dont Election 1 et 2 de Johnnie To. Mais que doit-on vraiment y lire ? Que parmi les cinémas d’Asie celui de Hong Kong motive plus que tout autre pour un public débordant largement le cadre des initiés la mémoire d’images, d’acteurs, de films, de cinéastes enfin. Les formules, recettes et techniques aussi locales soient-elles de ce cinéma l’ont projeté sur les écrans du monde entier, ont fédéré des publics éloignés et lié prise avec d’autres cinématographies au point de les ressourcer parfois.
Tentons alors de rappeler au moins quelques fondements de ce rayonnement du cinéma hongkongais.
D’abord, Hong Kong, dont l’effervescente densité défie nos repères démographiques et urbanistiques européens, est la connexion de trois territoires (l’île de Hong Kong, Kowloon, et les dits « Nouveaux territoires » intégrant l’île de Lantau) formant l’essentiel de cette désormais « région administrative spéciale » rattachée elle-même à la République populaire de Chine depuis la rétrocession de 1997 par les Britanniques. Devenue une des plus importantes places commerciales et financières du monde, la ville semble contenir de par sa structuration géographique originelle les germes de la ville-réseau cosmopolite que le XXème siècle érigera bientôt en modèle. Colonisée ou rattachée (son peuplement actif date du récent XIXème siècle), insulaire et continentale, miniature aux échelles relatives (verticalité frénétique et hyperdensité), Hong Kong n’aura jamais été autre chose qu’une ville moderne. L’atteste mieux que tout autre argument l’évolution constante jusqu’au renouvellement de sa structure sociale (la population d’ascendance mandarine y deviendra progressivement majoritaire) dont le cinéma témoigne par bien des aspects, parfois involontairement.
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Bien qu’il connaisse aujourd’hui un ralentissement dû en partie à l’adaptation de son industrie aux réalités commerciales (et politiques) de la nouvelle Chine, la vitalité exceptionnelle du cinéma hongkongais est le résultat d’une histoire qui a vu converger successivement vers la région des générations de migrants chinois. Ainsi depuis un demi-siècle, le génie hongkongais de la concentration s’est enrichi d’une agrégation profitable de compétences et d’inspirations (acteurs et actrices, chanteurs et chanteuses, décorateurs, experts en arts martiaux et chorégraphes, metteurs en scène et scénaristes, entrepreneurs et producteurs) pour nourrir une production de films pensée en deux langues. Prenons un exemple bien connu, celui de la Shaw Brothers et de son émergence à la toute fin des années 50. Elle s’implante à Hong Kong dans un contexte où Mao Zedong entame de recadrer la production cinématographique chinoise. Détournant génialement le WB de la Warner Bros en SB, les frères Shaw se dotent d’un studio performant qui produit des films exclusivement en mandarin pour la population citadine et instruite de Pékin ou Shanghai (entre autres) exilée en nombre à Hong Kong. Connu et apprécié pour des films de gangsters et ses mélodrames, la SB va soutenir un genre naissant, le wu xia pan (le film de sabre) et des films d’époque ambitieux parmi lesquels les chefs d’œuvres de Li Han-Hsiang (dont The Kingdom and the Beauty, 1958). En innovant les Shaw renouent avec des récits traditionnels chinois, l’opéra et les arts martiaux à un moment où la structure du public évolue. On le voit ici, le cinéma de Hong Kong a pour principale vocation l’industrie du divertissement mais il procède souvent avec un vif et original esprit de synthèse pour trouver à s’adapter à l’évolution d’un public pour lequel il forge de nouvelles références. Dans ce registre des classiques du film de sabre, Un seul bras les tua tous (1966) de Chang Cheh ouvre la trilogie du sabreur manchot (Tsui Hark proposera avec The Blade un remake de La Rage du Tigre, l’opus 3 de la série) et se distingue des premiers chefs d’œuvres de King Hu (dont L’hirondelle d’or, 1966) par une violence chorégraphiée plus abrupte qui va s’affirmant dans la succession des trois volets. Si le cinéma de Hong Kong conquiert ces premières lettres de noblesse dans les années 60, et les trois cinéastes précédemment mentionnés y ont apportés une contribution précieuse, il faut toutefois attendre les années 70 et l’avènement météorique de Bruce Lee en tant que tel (il a tourné par avant quantités de petits rôles dans de nombreux films ou productions télévisées dont Le Frelon vert) pour que l’aura de la première star internationale du film de kung-fu consacre mondialement cette cinématographie aux yeux du public.
À la toute fin des années 60, la Révolution culturelle va à son tour pousser une population, cette fois cantonaise, à immigrer à Hong Kong. Raymond Chow quitte à ce moment-là la SB pour racheter l’autre grande société du territoire, la Cathay, qui devient la Golden Harvest, une des principales entreprises cinématographiques hongkongaises. L’intention de faire des films contemporains en cantonnais croise alors l’ambition de Bruce Lee (natif de San Francisco qui va-et-vient entre les États-Unis et Hong Kong) de se faire une place de choix sur les écrans. Après plusieurs tentatives infructueuses de convaincre la SB, il est ainsi engagé par Raymond Chow non sans prendre de risque car l’acteur porte encore les séquelles d’un sérieux accident survenu lors d’une séance d’entraînement un an plus tôt. Big Boss (1971) est tourné en Thaïlande afin de réduire les coûts de production car le cachet de l’acteur est élevé. Mais le phénomène est lancé et son succès sera aussi immédiat que phénoménal. Le passage de Bruce Lee dans le cinéma hongkongais en a déstabilisé les repères et les hiérarchies, il est devenu en trois ans une icône absolue et sa mort prématurée achèvera de sceller le mythe. Film après film, La Fureur de vaincre (1972) en apporte un second exemple, Bruce Lee impose une présence unique à l’image, une explosivité physique sans précédent dans le cinéma qui expulse chaque adversaire hors du cadre. Les coups pleuvent, ils sont brefs, rapides, précis, certains disent portés sans retenue, et même politiques (souvent les adversaires sont des occupants japonais, des rivaux occidentaux, des mafieux sans scrupules), motivés par une soif de revanche que Bruce Lee libère avec un souci de performance inégalable. Les vitesses de Bruce Lee impliquent de la mise en scène une réponse adaptée, les mouvements doivent être perceptibles dans leur entièreté. Le plan large ou moyen s’impose. Aussi inimitable soit-il, le cinéma de kung-fu et plus largement d’action conserveront l’empreinte durable de sa présence. Mais une question se pose alors, comment prolonger ce filon ouvert sur le monde et combler le vide laissé par l’inimitable Bruce Lee ? En en faisant un rôle à jouer, comme par exemple dans l’inénarrable Bruce Lee contre Superman (1975) ? Ou bien en donnant une suite à des films qu’il a interprété comme c’est le cas de La nouvelle fureur de vaincre (1976) du même Lo Wei… Le cas Bruce Lee aura eu pour mérite de susciter des ambitions certaines à forger des modèles singuliers et bientôt de nouvelles propositions surviennent dont les films dirigés par Liu Chia-Liang (ancien cascadeur et chorégraphe de Chang Cheh à la Shaw Brothers, célèbre pour la trilogie de la 36e Chambre de Shaolin – initiée en 1978). Mais c’est avec Jackie Chan que le cinéma hongkongais trouve son nouveau champion dont il convient de rappeler qu’il est lié à The Seven Little Fortunes (troupe d’artistes d’arts martiaux âgés composée d’enfants de 7 à 14 ans) et à travers eux a une génération essentielle du cinéma de Hong Kong (avec laquelle il partagera l’affiche de nombreux films) parmi lesquels on compte Sammo Hung, Corey Yuen, Yuen Biao… Si Jackie Chan avait pris la place de Bruce Lee dans le film suite précité de Lo Wei, il s’éloigna vite de cette ombre vampirique. Il va même jouer à contrarier la toute-puissance de Bruce Lee avec génie en lui opposant tout ce qu’elle n’est pas : turbulence, irrespect, maladresse burlesque, lâcheté, acrobatie, humour, auto-dérision parodique, étirement et rebondissement contre vitesse et efficacité. Sa collaboration avec le génial chorégraphe et réalisateur Yuen Woo-Ping (auquel on doit les combats de Tigre et Dragon, des Matrix et des Kill Bill) va le porter rapidement vers le succès. Drunken Master (Le maître chinois en français, 1978), qui connaîtra lui aussi quelques suites, est une illustration remarquable de la liberté de ton et de jeu que leur complicité autorise. Kung-fu et comique vont de pair dans la plupart des films de Jackie Chan ouvrant ainsi à l’attention d’un public étendu et intergénérationnel. Hollywood a déjà su manifester son intérêt pour l’acteur désormais réalisateur de Police Story (1985, avec la débutante Maggie Cheung). Cascadeur, acteur, réalisateur et bientôt producteur, Jackie Chan jouit d’une popularité qui fait de lui la nouvelle icône du cinéma hongkongais, il est une marque que l’étendue progressive de ses fonctions lui permet de gérer comme un pouvoir.
Entre nouveautés et relecture incessante de la tradition, le cinéma hongkongais des années 80 et 90 va encore étendre son influence et connaître un véritable âge d’or. Les films de sabre de Tsui Hark mobilisent et digèrent les dernières compétences techniques du cinéma hollywoodien (c’est notamment le cas pour Zu, les guerriers de la montagne magique – 1983) pendant que John Woo, produit par le premier, dissout les frontières entre les genres (film noir, film de guerre) pour les faire converger vers l’action pure au point de la rendre signifiante : agir, c’est déjà penser. À cette opération, sous-tend une idée forte, une vision parfois tragique sur son temps. Associations audacieuses, volontiers intuitives où le cinéma relève parfois du secret de cuisine, ces exemples parmi d’autres inspireront jusqu’aux prototypes régulièrement lancés par le duo To-Wai Ka Fai à partir de la seconde moitié des années 90 lorsqu’une génération de cinéastes hongkongais, inquiets des conséquences de la rétrocession, choisira l’échappatoire offert par Hollywood.
Long arm of the law (1984) de Johnny Mak, produit par Sammo Hung, qui connaîtra lui aussi deux suites, va radicaliser ce qui deviendra une des énergies les plus stimulantes du cinéma d’action hongkongais, à savoir qu’elle y surgit dans des lieux réels de la ville. Et c’est Hong Kong qui devient au cours de ces années l’un des plus fascinants studios-décors du cinéma contemporain emblématisé dans ce film par le fameux quartier de Kowloon Wallet City. Il sera détruit quelques années plus tard. Cette relation profonde qui s’établit entre une ville et son cinéma restera une vérité essentielle jusque dans les films d’auteurs dont ceux de Wong Kar-wai bien sûr. Les tonalités varient, les ambitions aussi, mais plus que jamais au cours de ces années, le cinéma populaire hongkongais affirme avec autant de frontalité que de brusquerie parfois l’aptitude du cinéma de genre à s’intéresser et à penser les réalités de son temps. Ainsi du fantasmatique Wallet City évoqué plus haut, John Woo fera glisser le trio fraternel de Une balle dans la tête (1990) dans l’enfer de la guerre du Vietnam. Les jeux de la petite délinquance et des provocations de rue sont remplacés par les situations extrêmes que la guerre fait surgir. Mais le cadre vietnamien n’écarte pas longtemps l’allusion évidente aux événements récents de Tian’anmen faite par le film à travers l’idée d’une jeunesse sacrifiée, tombant sous les coups et les balles.
Produit par Tsui Hark mais réalisé par Ching Siu-tung, le premier volet d’Histoire de fantômes chinois, remake de The Enchanting Shadow (1960), revisite le film de sabre en soutenant sa dimension fantastique d’une surprenante tonalité érotique (clin d’œil à Li Han-hsiang?) qui donne toute sa cohérence à la plastique d’un film où le désir et la peur font bon ménage. Le film en retire une évidence poétique rarement atteinte par le genre.
Jérôme Baron