Ce programme a été élaboré en partenariat avec l’IHTP / CNRS, Catherine Hass, Anne Kerlan et José Quental
Tricontinentale : au présent
Entre la Conférence Tricontinentale qui s’est tenue à la Havane il y aura 50 ans en janvier 2016 et les 3 Continents : une simple affaire de résonance ? Pas seulement. Lorsque le festival ouvrait en 1979, le terme « Tiers Monde » provoquait quelques réticences à connotation misérabilistes et péjoratives que les fondateurs ont voulu avec à propos distancer. Il n’en demeurait pas moins que les films d’Afrique, d’Amérique latine et des pays d’Asie venaient pour une large part de ce dit « Tiers-monde » qui restait pour une plus large part encore dans un hors-champ dont résultait un mélange de carence et de désaveu de sa multitude et de ses singularités. Il y avait bien deux mondes, peut-être trois, éloignés pour beaucoup de gens. Le Festival des 3 Continents s’était alors fixé pour ambition de donner à voir des films ou plutôt à rendre possible qu’ils viennent jusqu’à nous avec ceux qui les faisaient. Ces découvertes, nombreuses et importantes, auront eu pour conséquence d’entamer un peu, parfois davantage, la prévalence de nos hiérarchies. Ces œuvres émergeaient et témoignaient, à travers une grande amplitude de formes, de contextes très variés faisant suite aux indépendances nouvellement gagnées. On y repérait non seulement des talents, mais une aspiration à forger au présent des cinémas distinctifs, et aussi, personnels. Le travail de mise à jour était intense, relayé par d’autres manifestations, et on exhumait les trésors ignorés du passé en prenant de l’autre main le pouls de la création contemporaine. Mais au sortir d’une décennie agitée au cours de laquelle le cinéma avait aussi été « novo », révolutionnaire, militant, utopique, politique pour le pire et le meilleur, s’était faite jour comme jamais dans le monde, une nécessité d’en découdre avec les ordres anciens et les prépotences actuelles qui parfois commandaient avec la même violence autoritaire. Ici ou là, on avait bel et bien été tenté de penser que le cinéma avait, plus qu’un mot à dire, un caractère précieux pour la pensée, et les sociétés où il existait. Ici ou là, il était aussi arrivé que les arrangements du cinéma avec la politique (et l’idée de la culture) des uns et des autres officialisent une rentrée dans les rangs bien serrés du larbinisme. Dans les pays qui ne sont pas en guerre, beaucoup de régimes sont au début des années 80 solidement installés.
Au cours de ces plus de trente années, la carte du monde a évolué, non point que les rapports d’inégalité entre pays riches et pauvres ait été abolis, que le clivage nord-sud soit dépassé, on le vérifie chaque jour, mais dans le concert mal orchestré de la mondialisation désormais amplifié par une révolution technologique torrentielle, la donne a bien changé, laissant apparaître de nouveaux pouvoirs économiques et politiques, dessinant de nouvelles centralités et modalités d’échange où malgré tout l’argent demeure la finalité et non le moyen. Les problèmes fondamentaux d’une partie de l’humanité ne sont pas pour autant réglés, et dans nos trois continents qui, démographie oblige, sont encore plus jeunes que par le passé, les disparités, asynchronies, convulsions et mécontentements dont nous sommes aussi les acteurs et les témoins impuissants, persistent, se complexifient même. Il y a moins deux ou trois mondes qu’un environnement constitué de plusieurs niveaux d’interdépendance, où chaque remous se propage à travers une onde de choc aux conséquences géo-politiques et macro-économiques par trop imprévisibles, et par conséquent indevançables.
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Lorsque Mehdi Ben Barka appelle à la tenue de la Conférence Tricontinentale (elle aura lieu sans lui ce qui en limitera la portée) il a en tête une toute autre idée du progrès que celle qui gouverne déjà le monde. Il pense que les peuples libérés, mais pour certains déjà opprimés comme dans son pays le Maroc où la monarchie a barboté l’indépendance, ont toujours des raisons de s’insurger. La première puissance (impérialiste) mondiale est engagée depuis un an, ou dix selon l’approche qu’on peut avoir de l’implication américaine au Vietnamien, dans une guerre contre ce petit pays du sud-est asiatique tout juste libéré d’un siècle d’occupation française. L’exemple vietnamien motive et cristallise l’attention jusqu’à la déclaration passée à la postérité de Che Guevara : « Comme nous pourrions regarder l’avenir proche et lumineux, si deux, trois, plusieurs Vietnam fleurissaient sur la surface du globe, avec leur part de morts et d’immenses tragédies, avec leur héroïsme quotidien, avec leurs coups répétés assénés à l’impérialisme, avec pour celui-ci l’obligation de disperser ses forces, sous les assauts de la haine croissante des peuples du monde ! ». Les intentions de Ben Barka sont moins spectaculaires, plus stratégiques. Pourtant, les deux hommes, tous deux exilés, ont renforcé leur complicité au cours de l’année 1964 au contact du jeune président algérien Ahmed Ben Bella, vite renversé, et partagent des analyses convergentes sur les situations qui les entourent. Vice-président de l’OSPAA (Organisation de solidarité des peuples d’Asie et d’Afrique créée au Caire le 1er janvier 1958), Medhi Ben Barka en administre aussi le fonds de solidarité. L’objectif premier de la Tricontinentale est d’élargir la structure de l’OSPAA en intégrant les pays d’Amérique latine et caribéenne. Un bureau de six africains, six asiatiques et six latino-américains se mit au travail de l’organisation de ce rendez-vous que Cuba se proposait d’accueillir à la Havane. Le leader marocain, désormais panafricain et tiers-mondiste, devait le présider ; il sera kidnappé à Paris puis assassiné à la fin du mois d’octobre 1965. Au-delà d’une ouverture qui rendait l’organisation tricontinentale, la conférence se donnait alors plusieurs objectifs parmi lesquels un ralliement de tous les mouvements de luttes pour l’indépendance (à l’origine un mot d’ordre de la Conférence de Bandung stimulée par les partis communistes chinois et soviétiques), une structuration des mécanismes de solidarité entre les pays du Tiers Monde, l’établissement d’une révolution mondiale, la lutte contre les ségrégations (principalement l’Apartheid en Afrique du Sud), un mouvement contre l’utilisation de technologies nucléaires, contre la globalisation, l’impérialisme, le colonialisme, le néocolonialisme et le néolibéralisme.
Nous ne tenterons pas de vérifier ni dans ces lignes ni dans le présent la pertinence des hypothèses envisagées pour la mise en œuvre de ce programme révolutionnaire ni celle des utopies alors formulées. Mais acceptons pour une fois d’entendre le terme positivement. En revanche, on aura peu de mal à démontrer que l’ordre du jour résonne aujourd’hui avec une actualité concrète. Qu’est-ce à dire ? Qu’il y aurait pour reprendre une expression consacrée par Jean-Noël Jeanneney une concordance des temps ? Ou plutôt que nous aurions tort de considérer les luttes et les questions d’alors comme des enjeux du passé ? Ils semblent en effet qu’elles étaient posées en des termes circonstanciés mais aussi qu’elles restent les défis à surmonter de nos sociétés par ailleurs plus cosmopolites qu’elles ne l’ont jamais été. Si les obscurantismes, les fondamentalismes religieux aux néo-fascismes de tout mauvais poil font retour, c’est en partie parce qu’elles n’ont pas été réglées par les puissances marchandes qui étendent leur emprise sur des terrains corrompus, tolérants et dérégulés, et des politiques qui ont perdus la maîtrise des rapports de force et ne s’affairent plus qu’à se faire de la compétition à l’ombre de la démocratie.
Revoir parmi une multitude d’autres possibles les quatorze films de cette programmation (une première liste, intuitive, rassemblait près de quarante œuvres), c’est sans doute reprendre le fil d’une histoire tant passé qu’imminente, être déplacés par les films dans l’espace et dans le temps mais aussi secouer le confort de quelques certitudes, nous remettre au travail, rappelons qu’il procure aussi du plaisir. Peut-être y gagnerons-nous au moins la mise au claire de quelques idées ?
Un programme qui ne nourrit aucune nostalgie (sauf celle d’un rapport cinéma/politique désormais marginal) vis-à-vis de ce qui n’est pas advenue mais qui s’inquiète (comment ne pas l’être ?) de ce qu’on laisse brutalement advenir. Sur l’horizon sans fin des cris, des révoltes et des drames qui chaque jour passe en silence sous et non pas devant nos yeux, le cinéma conserve peut-être la capacité de nouer une relation esthétique avec ses spectateurs où dépassant le miroir qui nous fait reconnaître le monde, ce sont des visions que nous prenons le temps de laisser voyager en nous-mêmes. Nous espérons qu’elles seront profitables au point de dissiper un peu de ce délit d’opinion qui nous assaille.
Vu d’ici, c’est au moins ce que nous poursuivons de croire…
Jérôme Baron