L’œuvre d’Im Kwon-taek (né en 1936) reste pour la cinéphilie un paradoxe. Celui qui jouit d’une aura le plaçant au premier rang des cinéastes coréens, est aussi parmi les géants les moins connus de l’histoire du cinéma. D’une filmographie pléthorique affichant cent trois longs-métrages au compteur, dont cinquante réalisés entre 1962 et 1972, combien de films avons-nous vus ? Combien ont bénéficié d’une sortie en salle dans notre pays ? Il n’est même pas le privilège ou la chasse-gardée d’un petit groupe de spécialistes car on aurait probablement vu paraître à son sujet quelques ouvrages français qui font encore défaut. À ce jour, seule une étude (de Lee Soojin) consacré au Chant de la fidèle Chunyang (Chunhyangdyeon, 2000) nous est accessible aux côtés d’articles publiés dans des revues spécialisées. La reconnaissance du génie cinématographique coréen a été tardivement amorcée pour s’intensifier par étapes à partir des années 90. Im Kwon-taek ne fait pas exception à la règle. Et si des rétrospectives avait préalablement fait date, dont deux à Nantes pour citer celles de 1983 et de 1989 (déjà un hommage à Im Kwon-taek), puis à Paris au Centre Culturel Coréen ou à la Cinémathèque française, il faut bien reconnaître le caractère encore lacunaire de nos connaissances.
De par sa longévité et son amplitude, l’œuvre d’Im Kwon-taek nous invite à revenir, même brièvement, sur l’itinéraire qui la façonne. Pendant plus d’une décennie, le cinéaste apprend son métier en le faisant, tournant jusqu’à vingt-deux films en trois ans (1969-1971) et huit pour la seule année 1970, la plus prolifique ! Il est un artisan de studio, le dernier témoin actif d’une période révolue de l’histoire du cinéma. Sa pratique lui donne un métier mais bientôt Im s’essouffle et s’interroge : « Je traversais une sale période. Le public ne venait pas voir mes films, et moi-même je commençais à m’en désintéresser. Quand on me passait commande d’un film, je me levais le matin et travaillais de façon routinière, pour gagner ma vie. Je me disais que ça durerait ainsi jusqu’à la fin de mes jours. Chaque jour était pire que la veille1. » Il vient juste d’achever ses 49e et 50e films. Nous sommes en 1970, à la veille aussi (1971) de la réélection de Park Chung-hee à la présidence de la République de Corée du Sud. Le 6 décembre de cette même année, il décrètera l’état d’urgence et l’industrie cinématographique comme le pays tout entier va suivre la voie d’une modernisation imposée par la dictature. La télévision emporte les suffrages d’un public qui déserte les salles et le cinéma entre alors dans une période de crise. Im Kwon-taek : « Quand je regarde en arrière, j’ai l’impression qu’à l’époque ma vie tout entière reposait sur le mensonge. J’ai décidé de chercher un moyen de lui redonner un sens. C’est ainsi que cela a commencé. Rien de grandiloquent. Je me suis dit tout simplement que si je m’occupais de quelque chose qui fût véritablement sincère, de montrer les épreuves auxquelles nous étions tous confrontés, et de mentir un peu moins, je serais sans doute en mesure de changer le schéma que j’avais suivi jusqu’alors pour faire des films2. »
Ces années qui semblent mettre au pas plusieurs cinéastes coréens majeurs dont Lee Man-hee et Kim Ki-young marquent pour Im Kwon-taek un tournant. Néanmoins, il ne ralentit que modéremment la cadence avec ving-six nouveaux films réalisés entre 1972 et 1979. Film produit et réalisé par le cinéaste, le seul dont il ne reste aucune trace à l’exception de quelques photogrammes, Les Mauvaises herbes (Weeds / Jabcho, 1972) est souvent posé comme un jalon dans le changement d’orientation du cinéaste. Le public l’avait à l’époque ignoré, la critique aussi. Difficile en l’absence de matériel de se faire une idée objective sur ce repère que semble représenter le film pour le cinéaste. Mais la situation n’est pas aussi simple qu’on pourrait l’entendre autour de ce « programmatique » changement de cap et la suite de l’œuvre continue de déconcerter et d’intrigue, alternant film après film des œuvres personnelles (quelles sont-elles vraiment ?) et d’autres plus commerciales où Im Kwon-taek continue de regarder aussi l’histoire présente ou encore récente de son pays. Parmi les films que nous présentons, nous pourrions par exemple ranger sans hésitation dans la première catégorie Genealogy (Chopko, 1978), Mismatched Nose (Jjagko, 1980), Divine Bow (Singung, 1979) et Mandala (1981)… Dans la seconde, peut-être, Commando on the Nakdong River Flow (Nagdonggang, 1976), Seize the precious sword (Samgugdaehyeob, 1972), plus tard The General’s Son (Janggun-ui adeul, 1990), et ses suites. Mais que faire du remarquable Wangsimni, My Hometown (Wang Sib-ri, 1976) ? Cette disparité plutôt qu’elle ne nous perd doit nous questionner sur la réalité de l’œuvre. Dans sa recherche, Im Kwon-taek n’abdique jamais d’une volonté de rallier le public à ses films ni n’écarte une forme de cinéma au profit d’une autre. Le cinéma de genre côtoie les expériences initiatiques et spirituelles, les portraits de femmes… C’est sans doute un des traits les plus atypiques de l’œuvre que sa riche et, en apparence au moins, divergente, dissemblable continuité. Car ce qui se dessine en creux à un niveau qui n’implique cependant aucune lecture érudite, c’est le plaisir que prend Im Kwon-taek à concentrer son attention sur les personnages et les histoires qu’ils habitent, plutôt qu’à délimiter formellement les traits d’un art qui distingue un auteur. Ainsi, d’étudiants, de petits caïds, de chanteuses de pansori aveugles, de villageois des campagnes reculées ou de communauté de pêcheurs, d’urbains en déserrance, l’œuvre d’Im Kwon-taek ancre l’histoire de la Corée du Sud et de son peuple dans les présents du cinéma. Il y adosse le passé à l’actuel (Gilsotteum, 1985), l’archaïque au moderne (ils se frottent génialement l’un à l’autre dans Le village des brumes, Angemaeul, 1982), les villes aux campagnes, la tradition confucéenne à la pègre. Im Kwon-taek ne sublime ni ne rêve son pays, il le raconte. Son œuvre semble ainsi trouver sa continuité dans la pluralité des gestes qui s’y donnent à voir, et si nous en avions l’audace, les films nous y incitent, nous serions aisément tentés de la jumeler avec l’histoire dramatiquement contrariée3 d’un pays qui a vécu pourtant une des plus fulgurantes évolutions et transformations de la seconde moitié du XXe siècle. Comment, dans de telles conditions, ne pas perdre du vue (la cécité est un motif récurrent des films abordant la tradition) ce que sont encore les Coréens, un peu miraculeusement. Sans visée ou clôture moralisatrice, c’est bien un examen de la conscience nationale, que les films d’Im Kwon-taek nous propose dans leur succession, une suite de changements de point de vue où le pays dont il fait le récit fait aussi question. Le ressentiment un temps exprimé par Im Kwon-taek trouve à cet endroit un point d’apaisement, et mieux encore de rebond. Ce métier qui lui pesait, bien appris, est aussi devenu la condition d’une œuvre abondante, plurielle, aux résonances durables. Sa variété, un levier original de création. À moins qu’on ne pense à John Ford et à son Amérique, il nous appartient désormais d’éprouver avec plus de netteté l’étendue d’une œuvre sans aucune commune mesure dans le cinéma asiatique, elle a pour échelle les regard posés sur un siècle tout entier. Assurément, les films d’Im Kwon-taek constituent pour la Corée du Sud un legs incomparable, un authentique trésor national.
Cette rétrospective qui s’ouvre à Nantes pour se prolonger à la Cinémathèque française prend donc un air de salutaire séance de rattrapage. Et, ensemble, nous espérons qu’elle contribuera, à dissiper avec autant d’ambition que de modestie, la situation paradoxale d’un monument vivant à propos duquel penser et écrire pourrait constituer aujourd’hui un enjeu critique majeur.
Jérôme Baron
Notes
Im Kwon-taek by Im Kwon-taek. p.11, Traduit de l’anglais par Charles Tatum Jr.
« It was a hard time for me. People did not come to see my movies, and I myself was losing interest in them as well. Whenever I received offers to direct, I just woke up the next morning and went to work as part of a routine, only to make a living. I thought my life would just end like that. And it got worse everyday. »
Im Kwon-taek by Im Kwon-taek., p.12-13, Traduit de l’anglais par Charles Tatum Jr.
« Looking back, I felt like I was living my life telling truly dishonest lies. So I decided that I had to find some way to put more meaning into my life. That was how it started. It was nothing grandiose. I just thought if I dealt with something that touches my heart, to show the sort of ordeals that we all experience, and to lie a bit less, I would probably be able to change the pattern of filmmaking I had followed until then. »
En quelques grandes lignes : occupation japonaise à partir de 1910, division du pays en deux blocs au lendemain de la Seconde guerre mondiale, Guerre de Corée opposant ces deux blocs de 1950 à 1953, puis successivement deux longs règnes politiques celui autocratique de Rhee Syngman d’abord entre 1948 et 1960, et à partir de 1963, celui de plus en plus dictatorial de Park Chung-hee qui fut assassiné en 1979.