Toute histoire du cinéma proposée ne saurait être ni vraie ni fausse. Elle sera incomplète, toujours partielle, parfois idiosyncratique, plus rarement juste. Il manque toujours quelque chose : un nom, un événement, un débat, une dissidence, un titre. Dans cette soi-disant «véritable histoire du cinéma argentin», il est donc entendu qu’il manque des films et des auteurs incontournables. De telles absences peuvent être expliquées. Paradoxalement, les causes de ces exclusions éclairent les raisons de ce qui est inclus. Cette logique étonnera-t-elle ? Ici, le paradoxe se trouve dans le hors-champ de cette sélection : les films qui manquent se déduisent parmi ceux qui y figurent.
A priori, des obstacles en tout genre s’opposent à la demande spécifique d’« écrire » en films une histoire du cinéma argentin. Le premier d’entre eux est matériel : la précarité institutionnelle du cinéma argentin. Le pays ne possède aucune cinémathèque nationale sur laquelle nous pourrions compter ; il ne développe ni n’a jamais développé aucune politique nationale qui aurait pu donner naissance à une institution réunissant la totalité des films réalisés en Argentine. Cela explique, mais pas tout à fait, l’absence d’un film correspondant à l’époque du cinéma muet. L’intérêt de certains films, dont des copies ont été récemment récupérées et restaurées par des personnes privées, est indéniable. Il demeure néanmoins éloigné de la consigne initiale que j’ai reçue de la part de Jérôme Baron, qui m’a suggéré de réaliser un choix pouvant rendre compte des liens multiples existant entre l’art cinéma, sous tous ses aspects, du plus populaire au plus marginal, et son temps, ou même parfois avec la politique et l’histoire de mon pays.
Un nouvel inconvénient se révèle : tous les films n’établissent pas une relation étroite avec leur temps, bien que le présent finisse toujours par transparaître dans la mise en scène. L’ontologie cinématographique elle-même invoque le temps présent, sans pour autant inscrire symboliquement toute représentation dans une période spécifique. Ceci explique l’absence désolante d’un réalisateur fondamental : Lisandro Alonso. Une histoire véritable du cinéma argentin, quand bien même serait-elle fausse, ne peut s’autoriser à ignorer l’œuvre d’Alonso. Or la dimension politique de ses films repose sur quelques détails, ou dans l’obstination de l’auteur à être fidèle à une esthétique qui va à contre-courant du cinéma de spectacle. Autrement dit, le formalisme ostensible d’Alonso a des conséquences sensibles sur sa réception, et l’on pourrait dès lors lui octroyer une qualité politique intrinsèque, puisque agir sur la sensibilité du spectateur en questionnant sa perception contribue, d’une certaine façon, à l’émanciper des procédures dominantes assimilées du grand géant du cinéma jusqu’à l’excès. Vu sous cet angle, c’est une question politique de premier ordre. Le même raisonnement pourrait être appliqué au cinéma de Gustavo Fontán (mention spéciale du jury avec El Limonero Real à Nantes l’année dernière), autre auteur essentiel du cinéma argentin contemporain, que les Européens ont à peine commencé à découvrir au cours de la dernière décennie. La directive de Jérôme Baron ne donnait néanmoins lieu à aucune équivoque…
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Quelques absences remarquables pourraient être évoquées : Leopoldo Torre Nilsson, Manuel Antín, Hugo Santiago, Pino Solanas, Alejandro Agresti, Fabián Bielinsky, Pablo Trapero, Mariano Llinás, Matías Piñeiro, Celina Murga, parmi d’autres. La règle générale à laquelle je me suis tenu fut la suivante : éviter des réalisateurs très connus en France, dont les films ont été largement diffusés aussi bien dans le cadre de festivals qu’en salles de cinéma d’art et d’essai, et écarter des films appartenant de façon acritique au canon cinématographique du cinéma argentin, souvent promu dans les grands festivals. Nous laisserons donc les Nouveaux Sauvages à Cannes, que sa politique de mépris envers les auteurs a conduit cette année à écarter Zama, le meilleur film argentin de ce début de siècle, une prodigieuse anomalie très éloignée des poétiques et esthétiques réactionnaires qui plaisent tant à ses responsables, et que ces derniers défendent au sein de ce festival de plus en plus conservateur.
Parmi les auteurs précédemment mentionnés, citons Bielinsky, dont l’absence écorne la présente sélection et m’apparaît encore aujourd’hui comme irréparable. Les Neuf Reines et El aura sont des films indispensables dans cette histoire comme il le serait dans toute autre, mais un choix était requis et ce sont d’autres titres moins connus (La Mecha et Parapalos), ainsi qu’un film central (La Ciénaga) qui ont fini par s’imposer sur la période circonscrite à ce seul millénaire. Un tel choix a révélé une autre présence fantomatique : aucun des films de cette histoire n’a pour vedette Ricardo Darín.
Llinás est un autre cinéaste incontournable, mais comme dans le cas d’Alonso, ses films, aussi bien Balnearios qu’Historias Extraordinarias (déjà montré à Nantes), s’éloignent de la demande explicite de Jérôme Baron : la critique culturelle du premier et l’aventure infinie du second n’expriment pas grand-chose de l’époque à laquelle ils ont été tournés. Et pourtant, Llinás est (très) présent : il est en effet scénariste et acteur de l’un des films retenus, The Gold Bug d’Alejo Moguillansky. L’absence de film de Llinás est ainsi conjurée par la présence de cet autre film, qui porte en lui sa marque et son esprit de révolte.
Quelle est donc cette histoire qui vous est ici présentée ? Une histoire détournée. Un détour est une voie moins empruntée, dans laquelle peuvent se trouver des œuvres singulières qui demeurent à l’écart ou se tiennent en retrait des repères (ou des discussions). Une bonne illustration : pour évoquer la dernière dictature civile et militaire, un spectateur argentin qui souhaiterait rendre compte de la terreur à travers sa représentation cinématographique citerait La historia oficial ; pour notre part, nous ferions référence à Juan, como si nada hubiera sucedido (ou à Habeas Corpus). S’agissant de la précarité de l’emploi à la fin du millénaire, c’est Mundo grúa qui serait mentionné avec fierté ; nous désignerions quant à nous, non sans une aimable impertinence, Pin Boy. Les sentiers de l’histoire proposée constituent des chemins de traverse. Sur le bas-côté, à bonne distance des certitudes canoniques, certains signes éclairent un parcours et une histoire. Autrement dit, cette proposition donne à lire (à regarder et à écouter) une histoire complémentaire à celle du cinéma argentin.
Une autre lecture de cette sélection de vingt- trois films pourrait consister à considérer la presque totalité du cinéma réalisé en Argentine selon une logique spatiale. Le cinéma produit dans le Sud, caractérisé par une hétérogénéité périphérique, est conçu à partir d’un autre schéma référentiel, d’un autre ordre de priorités, et sous des conditions de production bien différentes de celles du cinéma né au cœur des cinématographies centrales.
En ce sens, la gloire du cinéma classique argentin, tout comme les vedettes qu’il a consacrées, resplendissent dans The Law They Forgot, Don’t ever open that door et Amorina. Un film comme The Gaucho War permet d’apprécier les croisements entre d’une part, un genre codifié comme le western, repris ici dans le cadre d’une expérience historique qui reproduit le geste fondateur d’une nation et la recherche d’un supplément de représentation, et d’autre part, des impulsions singulières, qui ne peuvent être assimilées aux films typiques de l’Ouest américain. Il en va de même du tournant moderniste de notre cinéma. El romance del Aniceto y la Francisca, Pajarito Gómez et Brief Heaven sont inconcevables sans le néoréalisme et la Nouvelle Vague, mais dans le même temps, ils se démarquent résolument de leurs précurseurs. Des remarques analogues pourraient être formulées à propos du caractère expérimental et avant-gardiste de films tels que Puntos suspensivos, Fatherland et Cuatreros. Il serait même possible d’invoquer, selon le cas, le cinéma de Makavejev, celui des Straub-Huillet ou encore de Godard, si ce n’est qu’à un moment ou à un autre, opère un détour, une divergence, voire une trahison envers l’autorité.
La tradition du cinéaste argentin se distingue par une posture réceptive à l’égard des formes héritées et par l’institution d’un mode d’assimilation, le plus souvent désobéissant, d’où surgit la nouveauté, parfois incommensurable, face à l’original. Le cinéma argentin n’a jamais donné naissance à un genre, comme c’est le cas du cinéma japonais ou indien ; disons plutôt que ses cinéastes, de façon plus ou moins consciente, ont exploré les règles de composition et les systèmes de représentation existants dans le cadre d’une pratique inédite, placée en dehors des codes établis. Pour résumer, j’emploierai un terme typiquement « français » : le cinéaste argentin déterritorialise les signes étrangers en vue de les agencer dans un nouvel ordre qui lui est propre.
Cette histoire ne constitue qu’une ébauche d’une grande histoire du cinéma argentin. Elle peut susciter d’autres histoires et permettre de découvrir des auteurs peu connus. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que les films présentés feront désormais partie de l’histoire cinéphile des spectateurs d’un festival extraordinaire. Et si, à l’occasion de la rencontre avec l’un de ces films, l’un d’entre eux éprouve le désir de voir d’autres films argentins, nous considérerons alors que la mission de cette sélection sera accomplie.
Roger Koza