LE STUDIO SHOCHIKU A 100 ANS !
En 2011, nous célébrions le centenaire de la Nikkatsu, le premier né des grands studios japonais à travers une rétrospective de vingt-cinq films, précédée au Cinématographe deux semaines avant l’ouverture du 33e Festival des 3 Continents d’un cycle de dix films dédié aux fameux « romans-pornos » produits par la firme pour tenter d’éviter la faillite au tournant des années 1970. Si nos connaissances du cinéma japonais se sont au fil des décennies affermies, force est de constater qu’il reste encore à faire pour prendre la mesure d’un patrimoine cinématographique comptant parmi les plus riches du monde. Depuis son origine, et à son échelle, le Festival des 3 Continents s’est à maintes reprises appliqué à pointer des singularités dans le legs inestimable du cinéma japonais comme ce fut le cas encore en 2012 avec une intégrale des films de Shinji Somai, cinéaste à peine connu et pourtant figure essentielle du cinéma nippon des années 1980.
La Shochiku, pour beaucoup, c’est le Mont Fuji et… Yasujiro Ozu. La compagnie à sa création en 1895 (eh oui !) spécialisée dans la production de spectacles de Kabuki ne décide qu’en 1920 de se lancer dans le cinéma. La première apparition du Mont Fuji comme emblème générique du studio est plus tardive et remonte à 1936. La 20th Century Fox avait ses lettres d’or et ses projecteurs monumentaux balayant le ciel, la MGM son lion rugissant et sa devise Ars Gratia Artis, la compagnie japonaise en s’appropriant le plus prestigieux et sacré des sommets japonais comme promesse de qualité et signe de prestige fut probablement inspirée par la Paramount qui adopta la silhouette du Mont Ben Lomond (Utah) dès 1914. Matsujiro et Takejiro Otani, les fondateurs de la Shochiku, envoyèrent d’ailleurs leur jeune frère en repérage aux Etats- Unis et en Europe durant les années 1910. Mais outre ce blason reconnaissable, la Shochiku atteignit bien les sommets annoncés. Si les trois maîtres, Kenji Mizoguchi, Mikio Naruse et Akira Kurosawa réalisèrent des films pour le studio (deux seulement pour le dernier cité), c’est bien Yasujiro Ozu qui demeure le cinéaste emblématique de la Shochiku pour laquelle il réalisa, en trente-cinq ans de carrière (1927-1962), cinquante-deux de ses cinquante-quatre longs métrages. Du même âge à peu de chose de près, Naruse fut, lui, formé au sein du studio en tant qu’assistant-réalisateur, auprès de Gosho notamment. Cependant il y réalisa, entre 1930 et 1934, pas moins de vingt-quatre courts et longs métrages, avant d’être poussé vers la sortie par Shiro Kido, alors directeur des studios Shochiku de Kamata dans la banlieue de Tokyo, car sa vision et celle du cinéaste peinaient à s’accorder. Il justifiera plus tard cette mise à l’écart : « la Shochiku n’avait pas besoin de deux Ozu ». On sait ce qu’Ozu dira des années après de Naruse dont il admirait profondément Nuages flottants (1955), au point d’avoir ressenti devant le film un ébranlement qui le fit douter de la valeur de son propre travail.
Bien au-delà de l’anecdote, les œuvres qu’évoquent ces deux noms éclairent de manière essentielle le positionnement de la Shochiku et, dans une certaine mesure peut-être, les raisons de sa longévité. Des grand studios historiques qui se livrèrent une farouche concurrence à différents moments de leur histoire, n’ont subsisté aux côtés de la Shochiku que la Nikkatsu et la Toho (la Toei n’émergea qu’en 1950). Mais l’une des plus valeureuses contributions de la compagnie aujourd’hui centenaire sera sa remarquable capacité à reprendre pour mieux le relancer un invariable motif : le quotidien des gens du peuple. C’est cette constance de la Shochiku qui permit presque paradoxalement un foisonnement d’esthétiques qui avec Heinosuke Gosho, Hiroshi Shimizu, Keisuke Kinoshita et bien plus tard Yoji Yamada trouvèrent leurs expressions populaires abouties. Avec Ozu et surtout les évolutions de son style, avec la génération intermédiaire de Yuzo Kawashima, et Masaki Kobayashi (ce dernier fut d’abord l’assistant de Kinoshita et collabora à plusieurs scénarios de films de son aîné), qui préfigure sur bien des aspects la Nouvelle Vague japonaise que la Shochiku contribuera à lancer en produisant les premiers films de Nagisa Oshima (rétrospective aux 3 Continents en 2007), avec Kiju Yoshida et Masahiro Shinoda, le studio trouva constamment à nuancer la palette de ses Gendaigeki (film dont l’intrigue se situe dans le monde contemporain) et ses Shomingeki (genre cinématographique hérité du théâtre populaire et dont les personnages sont la plupart du temps des Japonais des classes moyennes), oscillant entre le mélodrame, la comédie dramatique et des œuvres moins facilement classables (Kawashima) ou un réalisme plus abrupt comme dans Rivère Noire de Kobayashi. Et si la compagnie ne fut pas, loin de là, la seule à produire ce genre de films, on peine assurément à distinguer les pages d’histoire du cinéma écrites par le studio et le sentiment que ces films, dépassant leurs propres fictions, nous racontent un pays. C’est ce fil que nous avons cherché à tendre pour construire cette programmation qui laisse volontiers entendre quelques contrepoints bruyants, redonnant une place sur l’écran aux films d’Hideo Gosha, dont l’influence est repérable de Miike à Tarantino, ou encore en ouvrant cette programmation au tout aussi rare Yoshitaro Nomura.
En puis, il y a aussi ces visages chaque fois plus familiers, ceux de Kinuyo Tanaka (qui en tant que réalisatrice cette fois tournera pour la Shochiku son dernier film Mademoiselle Ogin), de Hideko Takamine, de Chieko Baisho, de Chishu Ryu, de Tatsuya Nakadai, pour n’en citer que quelques-uns, et la troublante conviction, croisant leur regard, d’être vus par les films plutôt que de les découvrir.
Jérôme Baron