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Raúl Perrone, le franc-tireur d’Ituzaingó

Sean eternxs de Raúl PERRONE © Trivial Media

Depuis trente ans et désormais près d’une soixantaine de films, Raúl Perrone occupe une position incontournable et pourtant à la marge du cinéma argentin. Indépendant même dans le cinéma indépendant argentin, cinéaste lié exclusivement par sa vie et son travail à sa ville natale d’Ituzaingó (province de Corrientes, à une heure de Buenos Aires) dont il ne s’éloigne que très brièvement, Perrone ne cherche ni les honneurs ni la publicité : il fait des films. Ceux-ci sont comme des dessins subjectifs et imprévisibles, aussi précis sur la réalité de ceux qui l’entourent qu’ouverts à d’imprévisibles élans imaginaires et dialogues libres avec d’autres films, la peinture ou la littérature..

Éditorial Raúl Perrone, Le Franc-tireur d’Ituzaingó

Il suffit de se déplacer à quelques kilomètres au Sud ou à l’Ouest de Buenos Aires pour vérifier que ses alentours, sous la juridiction de la Province et non de la capitale fédérale, n’ont que peu à voir avec le fantasme que beaucoup (dont les étrangers) se font d’un Buenos Aires comme Paris du Sud. Dans les banlieues, diverses populations se regroupent dans différents districts où se révèle une autre Argentine.

Ici, s’enracinent le mystère et l’obstination de Raúl Perrone, le plus grand réalisateur argentin de ces 30 dernières années, et le seul indiscutablement indépendant : une dévotion à filmer l’endroit où il est né. Son œuvre entière se limite à Ituzaingó, ville de la Province de Corrientes, située à moins de 30 kilomètres de la capitale et dans laquelle vivent plus de 160 000 habitants.

Perrone a tourné une fois ailleurs, mais il s’est toujours concentré sur ce territoire, même si, à l’occasion, il a transformé paysages et bâtiments de sa ville en jungles imaginaires, forêts européennes ou zones rurales du Japon. Avoir fait d’Ituzaingó son propre Cinecittà ne signifie donc pas une fidélité sans limite au portrait de la ville qui l’abrite. À plusieurs reprises, le réalisateur a créé de beaux portraits de la vie simple des gens pauvres d’Ituzaingó, mais il a aussi imaginé des samouraïs, des animaux sauvages d’Afrique et des Européens décadents, à quelques mètres de sa maison. Dans un film récent intitulé Sinfonía, par exemple, il a découvert que le grand auteur argentin Edgardo Cozarinsky pourrait être une réincarnation du Marquis de Sade. L’imagination de Perrone est une énigme. D’où provient son génie ?

Perrone tourne depuis la fin des années 1980. Lui-même ne sait pas exactement combien de films il a fait. Plus de soixante ? Soixante-dix ? Il a pu bénéficié d’un soutien financier pour la réalisation de certains, mais il a presque toujours travaillé seul, gérant peu de ressources matérielles et tirant le maximum de son imagination. L’évolution technologique des deux dernières décennies lui a permis de donner forme à ce qu’il concevait, en regardant autour de lui ou en puisant dans ses rêves. Il a d’abord commencé à filmer en vidéo, puis est passé par tous les formats intermédiaires jusqu’à la standardisation actuelle de l’image numé- rique. Actuellement, Perrone est, avec Pedro Costa, le cinéaste qui a le mieux compris à la fois le pouvoir émancipateur qui réside dans l’enregistrement numérique et la nécessité concomitante d’établir un dialogue entre la nouvelle ontologie du cinéma et la précédente. En effet, la seule manière d’établir une continuité entre le grain d’un plan analogique et la texture synthétique d’un plan numérique repose sur la reconnaissance d’une histoire du cadre et sur une étude assidue du chemin de la lumière naturelle dans l’espace choisi comme champ visuel.

Le fait que Perrone ait été dessinateur pendant des années n’est pas un simple détail biographique. Ses yeux s’attachent aux stimuli du monde sans oublier ses mains. Ce rapport au tactile a été totalement ressaisi et transformé en quelque chose de différent alors qu’il prenait en charge, il y a dix ans, le montage de ses films. Le Perrone monteur revivifie les plans qu’il a rassemblés durant le tournage. L’examen approfondi du matériau lui permet de faire advenir autre chose dans les plans qu’il a filmé. Le paradoxe : la méthode d’assemblage de Perrone est très manuelle. Il n’utilise certes pas de moviola, mais quelle que soit les machines vieilles ou récentes, il a développé dans son travail une relation intuitive mais efficace pour assembler les éléments filmés.

ENTRE DEUX SIÈCLES

Les films de Perrone ne sont jamais les mêmes et se ressemblent tous. Qu’ont en commun Canadá, Late un corazón, La Mecha, Cínicos, 3scombro5 et Sean Eternxs ? Quelle relation peut être établie entre Labios de churrasco et P3ND3JO5 ? Tout d’abord, le territoire est le même : les rues d’Ituzaingó, la place centrale, la gare, les petits commerces, les bars et les boîtes de nuit, toujours entrecoupés de plans des nuages de la ville. Ensuite, un concept de communauté, ténu mais constant, est répété dans toutes les histoires. Ses films ne traitent jamais d’un personnage isolé, et ils n’ont jamais de héros solitaires. Autre chose encore, peut-être une obstination non-négociable dans ses films : alors que les années passent, tous les deux ou trois films, Perrone s’arrête pour filmer la vie des jeunes. La biographie de la jeunesse des classes modestes a trouvé en Perrone son meilleur interprète et portraitiste.

Le temps qui s’est écoulé entre Labios de churrasco et Sean Eternxs coïncide avec la période durant laquelle le cinéma abandonne sa matière photographique et adopte son ontologie numérique. Ce changement est documenté dans le cinéma de Perrone comme dans celui de peu d’autres cinéastes. Les jeunes de Labios appartiennent à une époque moins pressée et hostile. Leur sentiment d’impuissance n’est pas encore leur caractéristique, la précarité oui, et les chances d’obtenir un peu de bonheur sont limitées mais possibles. Cependant, Las Pibas annonce, et P3ND3JO5 confirme, une époque et un état d’esprit différents parmi la jeunesse, qui coïncident avec l’hypothèse d’une esthétique portée par le cinéma numérique. Cette conjonction fortuite a eu pour résultat la réinvention du gros plan sur les visages et également la reconsidération de la manière dont un visage apparaissait dans les films muets, à la lumière d’un nouvel âge de l’image en mouvement.

Mais avec P3ND3JO5, Perrone ne s’est pas contenté de conférer aux gros plans une dignité esthétique hantée par la compulsion de prendre un selfie, il affirme son émancipation radicale. Tout en revenant de temps à autre au réalisme poétique de ses films des années 1990 et de la première décennie du 21e siècle, il a décidé de radicaliser son système formel. Fondus et surimpressions, discontinuité narrative ou ellipses hyperboliques marque une étape dans la syntaxe de ses films. Les histoires, plutôt que de ressembler à des rêves disposés en séquences, ressemblent à des histoires construites à partir de rêves. N’y a-t-il pas quelque chose dans les dernières œuvres de Perrone qui renvoie à l’esthétique de la terre de Glauber Rocha ? Hierba, Corsario, and Samuray-S peuvent être perçus comme des rêves à peine déchiffrables dans lesquels se meuvent Monet, Pasolini et Mizoguchi, comme autant de signes de l’inconscient bouillonnant d’un créateur. Vient ensuite l’instance du montage – qui respecte l’anomalie des associations caractéristiques du rêve – ajoutant des couches sonores extrêmement complexes qui, génèrent à nouveau une instabilité référentielle dans le récit. Le résultat est magnifique, déconcertant, et abyssal.

Comment est-il possible que le plus prolétaire et expérimental des réalisateurs argentins reste aussi méconnu ? Il est temps d’étudier son travail, de se questionner sur ce grand mystère et sur son sens pour le cinéma contemporain. De lui faire ainsi une place. À Nantes s’ouvre un chemin, à Nantes un peu de justice est rendue.

Roger Koza

Critique et programmateur

Films