Chaque année, Le Festival des 3 Continents propose un programme thématique d’une dizaine de films diffusés en VOSTF, ouvert à tous mais dont huit films sont spécialement fléchés pour les élèves de collèges et lycées.
« Distinctes par leur définition, mémoire, souvenir et oubli, sont par ailleurs des notions corrélées, leur enchevêtrement dessinant des lignes aux intersections sensibles dont l’amplification s’étend du particulier au général, de l’expérience intime et subjective à ce que nous nous devons à nous-même et aux autres : on parle fréquemment de devoir de mémoire. Nulle mémoire (il faut la construire) ou souvenir (ah, oui, je me souviens maintenant !) ne sauraient cependant exister sans oubli et c’est en ce sens qu’il nous faut moins opposer mémoire, souvenir et oubli que dire à la suite de Chris Marker dans Sans Soleil qu’ils sont les faces d’une même pièce, le trésor de celui qui a défaut de se souvenir de tout ce qu’il a appris, vu et entendu, sait n’avoir pas tout oublié.
Le cinéma qui est devenu une archive et parmi les autres images une source importante de la réflexion sur le temps présent est aussi dotée d’une force motrice et créatrice à même de forger des liens entre les fils du passé. Il fera tout aussi essentiellement de cette force au travail un récit et même une pédagogie. C’est cette conviction tout au moins qui est le moteur de cette programmation. »
Jérôme Baron, directeur artistique.
Editorial – Les Méandres du temps
Distinctes par leur définition, mémoire, souvenir et oubli sont cependant des notions corrélées et poreuses. Leur enchevêtrement dessine des lignes aux croisements sensibles, dont les tracés glissent de l’expérience intime et subjective au plan collectif, de ce que nous pensons nous devoir à nous- même à ce qu’il nous faut transmettre aux autres. Ainsi, si l’on parle fréquemment de devoir de mémoire, rappelons que nulle mémoire n’existe qui ne soit construite par une recherche (la sélection et la combinaison de faits saillants donnés pour significatifs), ni souvenirs faisant retour sans laisser sourdre une impression d’oubli (ah, oui, je me sou- viens maintenant !). C’est en ce sens qu’il nous faut moins opposer mémoire et oubli que dire à la suite de Chris Marker, dans Sans Soleil, qu’ils sont en quelque sorte l’appa- rence versatile d’une même pièce, le trésor de celui qui, à défaut de se souvenir de tout ce qu’il a vécu et appris, sait ne pas avoir tout oublié de ce qu’il a vu, entendu ou lu.
Nous savons les craintes sans pareil que les tragédies du XXe siècle nous ont inspirées et les efforts mobilisés pour endiguer la menace de la faille mnémonique : l’oubli de l’extermination fait partie de l’extermination (Jean Baudrillard). Nous craignons le trou de mémoire comme de disparaître dans la nuit. Mais ce qu’on perd, ce n’est pas tant la mémoire (le monde, les objets, cette foule d’événements auxquels les possibilités d’accès ont été étendues par nos bibliothèques, nos musées et la société digitale) que les souvenirs, c’est-à-dire les impressions, les émotions, le traitement par nous-mêmes de ces extériorités qui font le tissu du temps. Si nos souvenirs sont le produit de notre mémoire, « (ils) sont façonnés par l’oubli comme les contours du rivage par la mer », nous dit Marc Augé. Aussi l’appréhension d’un flux et reflux aléatoire du passé dans notre présent s’orne-t-elle d’un culte du passé qui doit aussi questionner les valeurs qui orientent la recherche de vérités, jusqu’aux abus de mémoire dont Tsvetan Todorov pointe les dangers. C’est à cet endroit précisément que l’art nous importe, celui du cinéma en particulier, transcendant son pouvoir d’enregistrement pour inventer une image manquante, nous dit Rithy Panh, une extraction de mémoire, de souvenirs traumatisants, une mise en récit des signes, un retournement du temps dont le projet instruit la valeur exemplaire, renvoie au passé mais questionne le futur.
Dès 1898, alors que le cinéma n’est pas encore un art, un texte visionnaire de Boles- las Matuszewski intitulé « Une nouvelle source de l’histoire : le cinématographe » semble préciser la force du lien d’historicité qui se tend entre une invention technique et ce qu’elle produit : l’épreuve cinématographique, qui de mille clichés photographiques compose une scène, qui, déroulée entre un foyer lumineux et un drap blanc, fait se dresser les morts et les absents, ce simple ruban de celluloïd impressionné constitue non seulement un document his- torique, mais une parcelle de l’histoire.
Le cinéma serait ainsi devenu plus vite qu’il n’y aura lui-même pensé une vaste archive de son temps et les cinéastes bientôt conscients de cette force motrice et créa- trice de leur art en feront un enjeu de pédagogie et une morale, c’est-à-dire une esthétique. Du Dictateur (1940) de Chaplin et de To Be or not to Be (1942) de Lubitsch (parmi d’autres exemples leur étant y compris antérieurs), jusqu’aux récents Wang Bing ou Lav Diaz, le cinéma a maintes fois ressaisi pour le retendre le fil du temps sans exclure de relier mémoires individuelle, collective, historique. Autrement tissés, ces liens au temps ont ouvert à d’incessantes et essentielles réinventions de ce qui a pu nous manquer ou nous échapper. Alors que nous ne savons plus très bien parfois si nous sommes dehors (exclus ou retirés) ou dedans (conscients ou pris en otage), le cinéma nous aura aidés à naviguer dans les eaux troubles du siècle. Entre trop-plein de mémoire ici et glaçant oubli ailleurs, nous portons la conviction qu’il aura été (corps, gestes, paroles, récits…) une des conditions historiques des hommes. Dans un contexte de profonde mutation, la puissante machine à divertir aura aussi été celle d’un incessant questionnement de notre temps et un lieu de mémoire. Non pas un antidote mais une forme de résistance à l’amnésie où le passé et nos souvenirs pouvaient devenir le fondement de tout un imaginaire poétique, politique, intérieur.
Jérôme Baron