On sait peu de choses du cinéma vietnamien. Si l’on connaît en France les films des années 90 de Trân Anh Hùng, nos représentations de ce pays sont principalement tributaires de celles construites par les films américains sur la guerre ou, pour les plus cinéphiles, par un certain cinéma européen militant des années 1960 et 1970. À l’occasion du cinquantième anniversaire des relations diplomatiques entre le Vietnam et la France, le Festival des 3 Continents revient sur la trajectoire riche et complexe de cette cinématographie qui écrit ses ambitions dans un contexte caractérisé par la partition du pays et une succession de guerres. Résistance par l’image, attention aux figures du peuple, affirmation d’une identité et d’une diversité culturelle : le cinéma vietnamien n’aura eu de cesse de traiter des contrastes et des antagonismes pour mieux rechercher l’union.
Editorial – Anthologie du cinéma vietnamien
Quand on convoque les termes « Vietnam » et « cinéma », ce sont, d’abord et sans partage, des films américains qui nous reviennent, pour leur majorité réalisés entre 1975 et 1995 et par conséquent postérieurs à une guerre qui aura été pour de nombreux cinéastes américains celle d’une génération. En mesurant le nombre important de ces films, on s’interroge sur le trou de mémoire accusé par le cinéma français au sujet de la guerre d’Indochine comme sur d’autres conflits coloniaux.
En second lieu, c’est dans les marges, celles du cinéma militant de la fin des années 1960 au milieu des année 1970, que le Vietnam mobilise déjà l’attention dans les films d’Emile de Antonio, de Robert Kramer, de Michael Grigsby, du Winter Soldier Collective outre Atlantique, ou dans le fameux Loin du Vietnam (1967) co-réalisé par Godard, Ivens, Klein, Lelouch, Marker, Resnais et Varda.
Plus tard, nous pensons aux films dits viet kiêu (ceux de réalisateurs de la diaspora vietnamienne nés ou résidant à l’étranger) qui au tournant des années 90 participent d’une représentation actualisée et d’un lien cinématographique avec le Vietnam, emblématiquement ceux de Tran Anh Hung – L’Odeur de la Papaye verte (1993), Cyclo (1995), À la verticale de l’été (2000) – plébiscités par des prix internationaux.
Sous ce rapide bilan perce une évidente question : qu’en est-il du cinéma vietnamien à la même période, des représentations que le pays a produites de lui-même ? Le cinéma vietnamien reste au rang des plus confidentiels d’Asie bien qu’il existe depuis de nombreuses années, en France notamment,
des ciné-clubs comme celui de l’YDA qui œuvrent à sa divulgation et que quelques rétrospectives aient eu lieu, dont une pionnière aux 3 Continents en 1992. C’est avec la volonté d’y revenir, d’y regarder ensemble d’un peu plus près que nous avons voulu cette petite anthologie du cinéma vietnamien, manière de célébrer, en collaboration avec le Vietnam Film Institute, le 50e anniversaire des relations diplomatiques et le 10ème anniversaire du partenariat stratégique entre nos deux pays.
Les 18 films + 1 (Dust & Metal, 2022) de ce programme traversent vingt-cinq années de l’histoire du cinéma vietnamien (1974-1999), de la période où il fut un cinéma d’Etat à celle où l’économie de ce secteur entama par à-coups sa mue sous l’influence des réformes du Dôi Moi engagées dix ans après la réunification (1975) lors du VIe Congrès du Parti communiste en 1986. D’une borne à l’autre de cette période, une constante : quelles qu’aient pu être les orientations du cinéma vietnamien (soutenir un cinéma de guerre à vocation patriotique, questionner les traces laissées par trente ans de guerre dans une société civile à ressouder, relire des événements historiques passés, s’ouvrir à d’autres ambitions), elles sont sous-tendues par les ajustements de la visée politique au contexte historique. Et en 1975, dans un pays victorieux de l’occupant américain, les moyens et le niveau d’équipement restent précaires malgré des mesures consistant à étatiser les instituts de formation et les studios (dont le celui de Giai Phong créé à cette date). Pour évoquer ce moment historique, nous avons rapproché deux films réalisés à plus de vingt ans d’intervalle par deux cinéastes emblématiques : The Faces of May (1975) de Dang Nhat Minh, documentaire tourné dans l’euphorie de la Libération de Saïgon, et le film de fiction L’Immeuble (1999) de Viet Linh qui avec vingt-quatre ans de recul regarde le même événement.
Régulièrement le terme de « réalisme socialiste » a été utilisé pour caractériser le cinéma de la période qui s’amorce. On ne réfutera certes pas une influence soviétique sur le cinéma vietnamien d’autant que de nombreux techniciens et cinéastes furent formés au VGIK à Moscou dès le début des années 1960. Cependant, elle semble indécise et la prescription de produire des films s’attachant à la réalité sociale, c’est-à-dire aux transformations apportées par le socialisme dans le pays, n’engendre pas, loin s’en faut, un obséquieux cinéma de slogans. Si les conflits avec la Chine et le Cambodge font encore perdurer le motif de la lutte contre les agressions extérieures, les séquelles de la guerre et les problèmes liés à la reconstruction trouvent aussi à être abordés du bord de la rue, à une échelle intime. C’est du moins ce que démontrent plusieurs des films de cette programmation, de Premier amour à Brothers et Fairytale for a 17-Year- Old Girl. Ce qui transparait nettement, c’est l’empreinte documentaire déposée par la période qui précède sur l’esthétique des films comptant parmi les plus singuliers réalisés entre 1975 et le milieu des années 1980. On ne s’en étonnera pas. En comparaison du nombre de fictions réalisées au Nord entre le début et la fin de la guerre, celui des documentaires est écrasant.
Dans le renversement de la répartition qui s’opère à la fin des années 1970, les acquis d’un cinéma de lutte irriguent le cinéma de reconstruction. Comme si toute fiction étrangère à ce qui se vit alors était rappelée à l’ordre ou bien par le flux de la réalité (au fond du plan, à gauche ou à droite du cadre, dans les gestes et les décors naturels) ou bien par des limitations économiques.
À partir de 1986, le Dôi Moi a pour effet l’ouverture d’un système politique très hiérarchisé et jusque-là très cloisonné dans sa vision de l’économie. Les choses bougent aussi dans le domaine de la culture et du cinéma mais cela ne va pas sans contradictions. D’un côté, la production de films à vocation commerciale s’intensifie au détriment souvent de toute ambition artistique, de l’autre, les moyens techniques et financiers font défaut à des films qui en font preuve. Ces années-là sont pourtant celles d’un basculement dont les avancées sont les prémisses à l’émergence d’un possible cinéma d’auteur, ce dont témoigne La Fille du fleuve (1986) de Dang Nhat Minh.
Cependant, les films vietnamiens de la période qui s’ouvre alors n’ont jamais été largement distribués et leur diffusion a pu parfois être contrariée au Vietnam. C’est en cherchant rimes, échos, correspondances entre les films que nous avons voulu composer un tableau du cinéma vietnamien dont chaque film serait le détail.
Jérôme Baron